lundi 1 avril 2019

Rutebeuf: La vie de sainte Marie l’Égyptienne


Il ne peut se mettre trop tard à l’œuvre,
Le bon ouvrier qui sans se lasser œuvre,
Car le bon ouvrier, sachez-le, a soin,
Quand il s’y prend tard, de ne pas s’attarder.
Il ne s’arrête pas alors à chipoter ;
Il retrousse ses deux manches
Et rattrape tous les premiers :
C’est la place de tous les bons ouvriers.

Je veux vous parler d’une ouvrière
Qui en fin de compte
Oeuvra si bien que cela fut manifeste :
La joie du paradis lui apparut,
Les portes lui en furent ouvertes
Pour ses oeuvres et pour son mérite.
Cette chrétienne était originaire d’Égypte :
C’est pourquoi on l’appela l’Égyptienne.
Son vrai nom était Marie.
Elle était malade, puis elle guérit.
Sa maladie était celle de l’âme :
Jamais vous n’avez entendu parler d’une femme
Dont l’âme fût aussi ignoble,
Même Marie-Madeleine.
Elle mena une vie de débauche, de souillure.
La Dame de Miséricorde
La ramena à elle : elle se reprit
Et fut tout entière à Dieu.

Cette dame dont je vous parle
(Je ne sais si elle était fille de comte,
De roi ou d’empereur)
Irrita beaucoup son Sauveur.
À douze ans, elle était très belle,
Une charmante jeune fille,
Plaisante de corps, jolie de visage.
Que vous dire de plus ?
Au dehors elle était parfaite
Pour tout ce qui touchait au corps,
Mais son coeur était vain et volage,
Quelques mots suffisaient à le changer.
À douze ans, elle quitta son père et sa mère
Pour vivre sa vie, une vie dure et amère.

Pour mener sa vie dissolue,
Elle alla d’Égypte à Alexandrie.
Son corps fut marqué
De trois sortes de péchés.
Le premier était de s’enivrer,
Le second de livrer son corps
Sans retenue à la luxure :
Elle ne connaissait ni bornes ni mesure ;
Elle était si adonnée
Au jeu, à la débauche, aux nuits blanches,
Que chacun devait se demander
Comment elle y résistait.
Pendant dix-sept ans elle mena cette vie,
Mais ce n’est pas aux biens d’autrui qu’elle en avait :
Elle ne voulait recevoir d’autrui
Ni vêtements, ni argent ni quoi que ce soit d’autre.
La débauche lui semblait un profit suffisant,
Le vice un exploit.
Son trésor était de faire le mal.
Attirer plus d’amants,
Voilà sa richesse et ce qui la comblait :
C’est ainsi qu’elle avait arrangé sa vie.
Tout était bon, cousin et frère,
Elle ne refusait ni le fils ni le père.
Son dévergondage surpassait
En ignominie tout le reste de sa vie.

Comme le texte en témoigne,
Sans rien y ajouter, sans rien y retrancher,
La dame séjourna dans ce pays.
Mais il advint un été
Qu’une foule d’Égyptiens,
Des gens de bien, de bons chrétiens,
Voulurent se rendre auprès du saint sépulcre,
Et quittèrent leur pays :
Ils étaient du royaume de Libye.
Vers l’Ascension ils se mirent en route
Pour aller à Jérusalem,
Car c’est la saison où l’on y va,
Au moins pour ce qui est des gens de cette région.
Marie les a rencontrés,
Et elle s’est rendue au lieu d’embarquement.
Cette femme, alors dénuée de sagesse
Et qui menait une telle vie,
Vit un homme près des navires
Qui attendait les gens d’Égypte
Dont je viens de vous parler :
C’était leur compagnon, il était arrivé avant eux.
Elle se présenta devant lui
Et le pria de lui dire
De quel côté lui-même et ses compagnons
Allaient se diriger.
Il lui répond en connaissance de cause
Qu’ils voulaient prendre la mer
Pour aller là où je vous ai dit.

« Ami, dites-moi quelque chose.
La vérité est que je me propose
D’aller là où vous irez.
Je me demande si vous m’empêcheriez
De venir avec vous dans votre bateau ? »

« Madame, sachez que les capitaines
Ne peuvent en toute justice vous l’interdire,
Si vous avez de quoi les payer.
Sinon, comme on dit :
À la porte, à la porte, qui n’a pas d’argent ! »

« Ami, je vous le dis,
Je n’ai ni argent ni autre bien,
Ni rien dont je puisse vivre.
Mais si je me donne à eux,
Alors ils m’accepteront bien. »

Elle n’en dit pas plus, mais les attend.
Elle avait la pure intention
De persévérer dans l’oeuvre de luxure.

L’homme de bien entendit les propos
Et les projets de cette folle :
Étant homme de bien, il en fut choqué.
Laissant cette folle, il se leva.
Elle ne fut pas décontenancée :
Elle est allée jusqu’au bateau.
Elle trouva deux jeunes gens sur le port
Où elle se livrait d’habitude au plaisir.
Elle les prie de l’emmener en mer :
En échange ils feront d’elle
Tout ce qu’il leur plaira.
Le marché plut à l’un et à l’autre,
Qui attendaient leurs compagnons
En flânant sur le port.
Ils n’y sont pas restés longtemps,
Car leurs compagnons sont arrivés.
Les marins tendent les voiles,
Ils prennent la mer sans plus attendre.

Voilà l’Égyptienne en mer.
C’est là que les mots sont durs et amers
Pour raconter sa vie amère,
Car sur le bateau il n’était homme né de mère,
Qui, s’il avait envie d’elle,
Ne pût en faire ce qu’il voulait.
Fornication, adultère,
Et bien pire que tout ce que je peux dire,
Elle fit tout cela sur le bateau : elle était à la fête.
Ni orage ni tempête
Ne la dissuada de faire ce qu’elle voulait
Et de chercher son plaisir dans le péché.
La compagnie des jeunes gens
À elle seule ne lui suffisait pas :
Les vieux, les jeunes à la fois,
Les justes, à ce que je crois,
Elle se débrouillait
Pour en avoir autant qu’elle voulait.
Le fait qu’elle fût une si belle femme
Faisait perdre à Dieu bien des âmes :
Elle était un filet et un piège.
Je m’étonne vraiment
Que la mer, qui est propre et pure,
Ait souffert son péché, son ordure,
Et que l’enfer ne l’ait pas engloutie,
Ou alors la terre, quand elle débarquait.
Mais Dieu attend, et pour attendre
Il s’est fait étendre les bras en croix.
Il ne veut pas la mort du pécheur,
Mais qu’il se convertisse à sa justice.
Ils arrivèrent au port sans gros ennui.
Ils en furent remplis de joie
Et firent cette nuit-là une grande fête.
Mais elle, qui était si adonnée au plaisir,
Au jeu et à l’amour,
S’en alla par la ville.
Elle n’avait pas l’air d’un nonne :
Elle regarde partout, elle traîne partout.
Pour connaître les fous comme elle,
Pas besoin qu’elle ait une sonnette au cou :
Elle avait bien l’air d’une folle
Dans son apparence et dans ses propos,
Car ses vêtements et son allure
La désignaient pour ce qu’elle était.
Si elle avait beaucoup fait le mal jusque-là,
Sa mauvaise conduite ignorait la fatigue.
Elle fit pis qu’auparavant,
Car elle fit du pire qu’elle pouvait.
Elle allait se montrer à l’église
Pour rencontrer les jeunes gens
Et les suivait jusqu’à la porte,
Docile à l’inspiration du diable.

Vint le jour de l’Ascension.
Le peuple en grande procession
Allait adorer la sainte croix
Qui fut teinte du sang de Jésus-Christ.
Elle pensa dans son coeur
Que ce jour-là elle cesserait son travail
Et qu’en l’honneur de ce très saint jour
Elle s’abstiendrait de pécher.
Elle s’est mêlée à la foule,
Là où elle était la plus épaisse,
Pour aller adorer la croix,
Car elle ne voulait pas s’attarder davantage.
Elle est venue jusqu’à l’église.
Elle ne put en aucune façon
Poser le pied sur les marches,
Mais comme si elle avait reculé
De son plein gré et volontairement,
Elle se trouva dans la foule à son point de départ.
Elle se remet donc en route et s’avance,
Mais sans plus de résultat.
Cela s’est reproduit de nombreuses fois :
Quand elle parvenait à l’église,
Elle était ramenée en arrière malgré elle
Sans pouvoir entrer dedans.

La dame voit bien, elle comprend
Que c’est en vain qu’elle essaie.
Plus elle s’efforce d’entrer,
Plus la foule la repousse.
Alors elle se dit en elle-même :
« Pauvre de moi ! quelle petite dîme,
Quel fou tribut, quel funeste péage
J’ai payé à Dieu au cours de ma vie !
Pas un seul jour je n’ai servi Dieu,
Mais j’ai asservi mon corps
Au péché pour la destruction de l’âme.
La terre devrait s’effondrer sous moi.
Mon Dieu, je vois par ces signes
Que mon corps n’est pas digne
D’entrer dans un lieu aussi digne
À cause de mon péché qui m’accable.
Hélas ! mon Dieu, Seigneur du firmament,
Quand viendra le jour du Jugement
Où tu jugeras morts et vivants,
À cause de mon corps, qui est souillé et vil,
Mon âme sera mise en enfer
Et mon corps aussi, après le Jugement.
Mon péché est écrit sur mon front.
Comment pourraient cesser mes plaintes et mes cris ?
Comment pourraient cesser mes larmes et mes pleurs ?
Malheureuse ! le délai est désormais si court !
Le juste n’osera dire mot,
Et celui qui est adultère,
Où pourra-t-il se cacher
Pour éviter de devoir répondre à Dieu ? »

Ainsi elle se plaint et se lamente.
Elle se traite de pauvre malheureuse :
« Malheureuse ! dit-elle, que ferai-je ?
Pauvre de moi ! comment oserai-je
Crier merci au Roi de gloire,
Moi qui ai tant prostitué mon corps ?
Mais puisque Dieu est venu sur la terre,
Non pas pour chercher les justes,
Mais pour appeler les pécheurs,
Je ne dois pas lui cacher le mal que j’ai fait. »

Alors elle remarque à l’entrée de l’église
Une très belle statue
Faite en l’honneur de la Dame
Qui a dissipé les ténèbres :
C’était la glorieuse Dame.
Cette femme de bonne volonté se prosterna.
Alors, sur ses genoux et sur ses coudes nus,
Elle mouille le pavement des gouttes
Qui lui tombent des yeux
Et ruissellent
Sur son visage et sa face vermeille.
Elle raconte ses péchés effarants
À cette statue
Comme à un saint homme plein de sagesse.

En pleurant elle dit : « Vierge,
Toi qui fus la mère et la servante de Dieu,
Toi qui portas ton Fils et ton Père
Et qui fus sa fille et sa mère,
Sans ta progéniture
Qui fut mise en la croix de bois,
Nous irions en enfer sans retour,
Captifs d’une tour bien périlleuse.
Dame, qui pour ton Fils, notre salut,
Nous a tirés du marais
De l’enfer, qui est vil et obscur,
Vierge éclatante et pure,
Comme la rose naît de l’épine,
Tu naquis, glorieuse reine,
Du peuple juif, qui blesse et point,
Et toi, tu es douce et tu oins.
Tu es la rose et ton Fils est le fruit ;
L’enfer par ton fruit fut détruit.
Dame, tu as aimé ton ami,
Et moi, j’ai aimé le diable, mon ennemi.
Tu as aimé la chasteté, moi la luxure.
Nous sommes bien différentes,
Toi et moi, qui portons le même nom.
Le tien est de si grand renom
Que nul ne l’entend sans y prendre plaisir.
Le mien est plus amer que la suie.
Notre Seigneur t’a aimée :
On le voit bien, puisqu’il a mis
Ton corps et ton âme avec lui, dans sa maison.
Pour toi, il a fait maint beau miracle,
Pour toi, il honore toute femme,
Pour toi, il a sauvé mainte âme,
Pour toi, la gardienne, pour toi, la porte,
Pour toi, il brisa la porte de l’enfer,
Pour toi, pour ta miséricorde,
Pour toi, Dame, parce que tu veux la paix,
Il s’est fait serviteur, lui qui était seigneur,
Pour toi, étoile et lumière
De ceux qui sont dans tous les périls,
Ton glorieux Fils daigna
Nous manifester cette bonté,
Et faire beaucoup plus pour nous que je ne l’ai dit.

Quand il eut fait cela, le Roi du monde,
Le Roi par qui tout bien abonde
Monta aux cieux avec son Père.
Dame, je te prie que se manifeste pour moi
Ce qu’il a promis aux pécheurs
Quand il leur a envoyé le Saint Esprit :
Il dit que quel que soit le péché
Dont le pécheur serait chargé,
Dès lors qu’il s’en repentirait
Et en sentirait au coeur de la douleur,
Il n’en ferait plus mémoire.
Dame, moi qui suis plongée dans le puits
De l’enfer par ma grande faute,
Libérez-moi de cette prison !
Souvenez-vous de cette malheureuse
Qui par ses péchés dépasse tous les autres !
Quand à côté de votre Fils
Vous jugerez tous les hommes,
Ne vous souvenez pas de mes actions
Ni des grands péchés que j’ai faits,
Mais, comme vous en avez le pouvoir,
Prenez soin de mon affaire,
Car sans vous je joue une partie difficile,
Sans vous ma cause est perdue :
Aussi vrai que je sais tout cela
Par la foi et par l’expérience,
Ayez pitié de moi !
J’ai le coeur infiniment triste
À cause de mes péchés dont je ne sais le nombre,
Si ton pouvoir ne m’en décharge pas. »

Alors Marie s’est levée.
Elle avait l’impression d’être presque guérie
Et elle alla adorer la croix
Que le monde entier doit honorer.
Quand elle eut entendu le service divin,
Elle est sortie de l’église.
Elle est revenue devant la statue,
Elle répète sa résolution
Touchant sa conduite à venir,
Et demande ce qu’elle va devenir
Et vers quel lieu elle pourra se diriger.
Elle a besoin de libérer son âme,
Trop asservie au péché ; désormais
Elle veut que son corps acquière des mérites
Qui évitent à son âme la damnation
Au jour du Jugement,
Et dit : « Dame, je vous institue mon garant
Et je vous fais la promesse
De ne plus jamais tomber dans le péché.
Acceptez : je saurai vous éviter tout risque,
Et enseignez-moi où fuir
Ce monde plein de puanteur et de tourment
Pour ceux qui veulent vivre chastement. »

Elle entendit de façon certaine une voix
Lui dire : « Tu partiras d’ici,
Tu iras au monastère Saint-Jean,
Puis tu passeras le Jourdain.
Et je t’enjoins en pénitence,
Auparavant, de te confesser
De t’être si mal conduite envers Dieu.
Quand tu auras passé l’eau,
Au-delà du fleuve tu trouveras
Une forêt vaste et épaisse.
Tu entreras dans cette forêt ;
Là tu feras pénitence
De tes péchés, d’avoir ignoré Dieu.
Là tu termineras ta vie
Jusqu’à ce que tu sois ravie au plus saint des cieux. »

Quand la dame eut entendu la voix,
Elle s’en est énormément réjouie.
Elle leva la main et se signa.
Elle fit ce que la voix avait enseigné,
Car son coeur était à Dieu tout entier.
Elle rencontra alors un pèlerin :
Il lui donna, dit l’histoire,
Trois mailles pour l’amour du Roi de gloire.
Elle en acheta trois petits pains.
Elle en vécut, elle n’emporta rien de plus :
Ce fut toute sa subsistance
Tant que dura sa pénitence.

Marie vint au Jourdain.
C’est là qu’elle passa la nuit ;
Elle était près du monastère Saint-Jean.
Sur le rivage, là où elle doit
Passer le fleuve le lendemain,
Elle mange la moitié d’un de ses pains.
Elle but de cette eau sainte,
Et en fut ensuite toute joyeuse.
De cette eau elle lava sa tête :
Pour elle, quelle joie, quelle fête !
Elle se sentait bien fatiguée ;
Elle n’avait pas de lit bien fait,
Avec des draps de lin, un oreiller :
Il lui fallut dormir par terre.
Si elle dormit, ce ne fut guère :
Elle n’avait pas toute sa vie couché sur le sol.

Au matin la dame se lève,
Va au monastère, et pas à contrecoeur.
Là elle reçut le corps de Jésus-Christ,
Comme nous le trouvons écrit.
Quand elle eut reçu le corps
De celui qui nous tira de l’enfer,
Elle quitta Jérusalem,
Monta dans une barque,
Passa le fleuve, entra dans la forêt.
Souvent elle pensait à celle
Dont elle avait fait le gage de son voeu
À l’église devant la statue.
Elle prie Dieu qu’il la préserve
De céder à la tentation et de changer
De vie avant sa mort,
Car l’autre genre de vie mort l’âme et le corps.
Elle n’a plus que deux pains et demi :
Elle a bien besoin d’avoir Dieu pour ami.
Ils ne suffiront pas à la faire vivre
Si Dieu ne lui fournit pas une autre aide.

Par le bois la dame s’en va.
Elle a placé en Dieu et son corps et son âme.
Toujours elle va d’un côté et de l’autre,
Jusqu’à ce que la nuit finisse par tomber.
Au lieu d’un beau palais de marbre,
Elle s’est couchée sous un arbre.
Elle mangea un peu de son pain,
Puis s’endormit jusqu’au lendemain.
Le lendemain elle se met en chemin
Et chemine
tout droit vers l’orient.
Que vous dire ? Elle a tant cheminé
Accompagnée par la soif, par la faim,
Avec peu d’eau et peu de pain,
Qu’elle est devenue dans les bois toute sauvage.
Souvent elle invoque le gage
Remis devant la statue :
Elle a bien besoin d’avoir Dieu pour ami.

Voilà la dame dans la forêt.
Elle ne s’arrête que la nuit.
Elle rompt et déchire sa robe,
Chaque branche en emporte une pièce,
Car elle l’a eue si longtemps sur le dos,
Hiver comme été,
Que la pluie, la chaleur et le vent
L’ont toute ruinée par devant.
Il n’y reste pas une couture intacte
Ni par devant ni par derrière.
Ses cheveux lui tombent sur les épaules.
Elle n’a plus envie de danser.
Qui l’avait vue demoiselle
Aurait eu bien du mal à dire que c’était elle :
Plus rien de son ancien état n’apparaissait.
Elle avait la peau noire comme le pied d’un cygne,
Sa poitrine devint moussue
À force d’être battue par la pluie.
Ses bras, ses longs doigts, ses mains
Étaient plus noirs, à tout le moins,
Que de la poix ou de l’encre.
Elle se taillait les ongles avec ses dents.
On aurait dit qu’elle n’avait pas de ventre
Parce qu’elle n’y mettait jamais de nourriture.
Ses pieds étaient crevassés par dessus,
Blessés par dessous autant qu’ils pouvaient l’être.
Elle ne se gardait pas des épines
Et ne cherchait pas à suivre les sentiers.
Quant une épine la piquait,
Joignant les mains, elle priait Dieu.
Elle s’est imposée si longtemps cette règle
Que plus de quarante ans durant elle alla nue.
Deux petits pains, pas bien gros,
Voilà de quoi elle vécut des années.
La première année, ils devinrent aussi durs
Que les pierres d’un mur.
Marie en mangeait tous les jours,
Mais un petit morceau seulement.

Ses pains sont finis, elle les a mangés :
Ce n’est pas pour cela qu’elle a quitté
Les bois, faute de nourriture.
Elle ne demande pas d’autre gourmandise
Que les pousses d’herbe du pré,
Comme les bêtes dénuées de parole.
Elle boit l’eau du ruisseau
Sans avoir de récipient.
Il n’y a pas de quoi regretter le péché
Dès lors que le corps s’attache
À faire une pénitence aussi dure.
De l’herbe : voilà sa subsistance.
Le diable venait la tenter
En lui rappelant les actions
Qu’elle avait commises dans sa jeunesse.
Les diables, l’un après l’autre, la tentent :
« Marie, qu’es-tu devenue,
Toute nue dans ces bois ?
Laisse les bois, sors d’ici !
Tu as été folle d’y venir.
On peut dire que tu maltraites ton corps,
De vivre ainsi sans pain ni farine.
Qui voit ton humeur noire
Ne peut que la tenir pour une grande folie. »

La dame entend bien le diable,
Elle sait bien que tout est mensonge, invention,
Car elle a oublié sa mauvaise vie
Tant elle est habituée à la vie vertueuse.
Elle ne s’en souvient pas : peu lui chaut
Des tentations et des assauts.
Elle est si habituée à la nature,
Elle y a pris tant de repas,
Son garant la garde si bien,
Lui rend si bien visite, veille si bien sur elle,
Qu’il n’y a pas de danger qu’elle succombe
Ni qu’il lui arrive désormais malheur.
Pendant les premiers dix-sept ans,
Le diable avait coutume
De la tenter ainsi.
Mais quand il vit qu’elle faisait peu de cas
De ses propos, de ses conseils,
De ses jeux et de ses plaisirs,
Il la laissa, ne lui fit plus de mal,
L’oublia sans plus la connaître.
À présent, je laisserai cette dame
Qui perd son corps pour garder son âme,
Et je vous parlerai de saints hommes
Qui faisaient beaucoup pénitence.
Dans l’église de Palestine,
C’étaient des gens d’élection.
Parmi eux était un homme de bien
Nommé, d’après l’histoire, Zozimas.
C’était un homme de bien dont la vie était sainte.
Il ne désirait pas les richesses,
Mais seulement de mener une vie vertueuse,
Et il savait comment y parvenir
Car il commença dès le berceau,
Dès le berceau et puis ensuite
Jusqu’à la fin de sa vie,
Quand la mort préleva sur lui son tribut.

Il y avait un autre Zozimas
En ce temps-là, qui n’aimait guère
Jésus-Christ ni sa foi,
Mais était parfait mécréant.
Comme il ne faut pas faire mention
D’un homme où il n’y a ni sagesse
Ni loyauté ni bonne foi,
Je le laisse de côté : c’est mon devoir.

Zozimas, le croyant convaincu,
Qui jamais ne se lassa
De servir Dieu parfaitement,
Inventa le premier
Une règle et un Ordre monastiques,
Tels qu’il n’y avait rien à y reprendre.
Il dirigeait la vie des frères
Comme leur abbé et leur père
Par ses paroles et par ses oeuvres,
Si bien que de tout le royaume
Tous se ralliaient à sa règle
Dans l’église de Palestine
Pour apprendre à vivre chastement
En suivant son enseignement.
Il resta cinquante-trois ans
Dans l’Église et y travailla
Du travail qui est celui du moine,
Et qui est de servir Dieu à tout instant.

Un jour, il succomba
À l’orgueil dans son coeur, touchant sa piété,
Et dit ces mots :
« Je ne connais, où que ce soit, personne
Qui puisse m’en remontrer sur mon Ordre
Ni qui puisse rien m’apprendre là-dessus.
Il n’y a ni philosophe ni sage d’aucune sorte,
Si instruit soit-il de l’état monastique,
Qui me vaille dans ce désert :
Je suis le grain, et eux la paille. »

Zozimas a parlé en ces termes,
Il s’est vanté en long et en large ;
En homme tenté par la vaine gloire.
Jésus-Christ se souvint de lui :
Il lui envoie un esprit divin
Qui lui dit à voix haute, de façon qu’il l’entende :
« Zozimas, tu a bien lutté
Contre tes passion, tu les as terrassées.
Quand tu dis que tu es parfait
Et en paroles et en actions,
Tu as raison : ta règle est de grande valeur.
Mais il est une autre voie de salut.
Si tu veux la trouver,
Laisse ta maison, quitte ton pays,
Laisse l’orgueil de ton coeur,
Qui n’est bon qu’à être rejeté.
Fais comme Abraham
Qui souffrit maintes peines pour Dieu :
Il s’enfuit dans un monastère
Pour apprendre à servir Dieu
Juste au bord du Jourdain.
Toi, fais la même chose sur l’heure. »

« Seigneur Dieu, dit Zozimas,
Père glorieux, toi qui m’as
Visité par ton esprit,
Donne-moi de faire ta volonté ! »

Alors il sortit de sa maison
Sans autre discussion.
Il quitta le lieu où il était resté
Tant d’hivers et tant d’étés.
Il vint aussitôt au Jourdain,
Car il n’oublia pas le commandement
Que Dieu lui avait donné.
Dieu le mena tout droit et sans retard
À l’église qui en Son honneur
Avait été fondée en ce lieu.
Il est venu droit à la porte,
Conduit par le Saint-Esprit.
Il appelle le portier ; l’autre répond :
Il ne se cache pas,
Mais va chercher son abbé,
Sans quolibets ni moqueries.

L’abbé arrive, le regarde,
Remarque bien son habit,
Puis se met en prière.
Sa prière finie, l’abbé prend la parole
Et dit : « D’où êtes-vous, mon frère ?
– De Palestine, mon père.
Pour augmenter les mérites de mon âme,
J’ai négligé mon corps.
Pour être davantage édifié,
Je viens dans votre Ordre. »

L’abbé lui dit : « Mon ami,
Vous êtes venu en un lieu bien pauvre.
– Seigneur, j’ai vu à plusieurs signes
Que ce séjour est plus digne que le mien. »

L’abbé dit humblement :
« Dieu connaît notre fragilité,
Et il nous enseigne
Ce qui lui plaît, pour que nous le fassions,
Car je peux bien vous assurer
Que nul ne peut édifier autrui
Si lui-même n’apprend pas de lui
Ce qui est bien et s’il ne se corrige pas
Du mal dont il est tenté.
Telle est la volonté de Dieu.
Et puisque la grâce divine
Vous amène à notre règle,
Prenez ce que nous avons à vous offrir :
Nous ne savons rien vous dire de mieux.
Puisque Dieu nous a réunis,
Il y veillera, me semble-t-il ;
Laissons-le y pourvoir,
Car il sait bien s’occuper des siens. »

Zozimas entend cet homme de bien
Qui ne se vante pas.
Son absence de présomption
Lui plaît énormément.
Il vit que les frères menaient une vie très sainte,
Qu’ils servaient bien Dieu, le roi du ciel,
En jeûnant, en faisant pénitence,
Par d’autres grandes austérités,
En veillant, en disant les psaumes :
Cela ne leur faisait pas peur.
Ils n’avaient pas chacun pour vivre
Une rente d’une centaine de livres.
Ils ne vendaient pas du blé à terme.
Ils se seraient contentés d’un soupçon de froment
Plutôt que d’en prendre une tonne ou un quintal,
S’ils en avaient eu besoin.

Quand Zozimas vit ces gens
Si agréables à Dieu, si saints à ses yeux,
Et dont le visage était tout resplendissant
De la grâce divine ;
Quand il vit qu’ils faisaient peu de cas
De l’avarice et de la luxure,
Mais qu’ils vivaient dans la solitude
Pour mieux faire pénitence,
Cela lui fit le plus grand bien, sachez-le,
Car il en fut plus ardent
À servir Dieu de bon coeur,
Et il se dit qu’ils avaient pénétré
Les secrets de leur Créateur.
Avant Pâques, ils se préparent
À se purifier ;
Ils reçoivent l’absolution
De leur abbé, à ce qu’il me semble,
Puis s’en vont tous ensemble
Subir des mortifications
Au désert pendant le carême.
Les uns emportent du pain ou des légumes,
Les autres s’en vont complètement à jeun.
Si cela se trouve, ils n’ont pas
De quoi avoir du pain.
Au lieu de potage et de pain,
Ils paissent de l’herbe par la plaine
Et mangent les racines qu’ils trouvent :
C’est ainsi qu’ils se mettent à l’épreuve en carême.
Ils rendent grâce à Dieu, disent les psaumes.
Et quand ils se rencontrent l’un l’autre,
Sans s’adresser la parole, sans un mot,
Ils passent leur chemin bien vite.
Et en quittant leur monastère
Ils disent ce psaume du psautier :
« Seigneur, ma lumière
et mon salut »
Et les autres versets de ce psaume.
C’est ainsi qu’ils passent tout le carême.
Ils n’ouvrent jamais leur porte,
Sinon lorsque Dieu leur envoie
Par hasard quelque moine,
Car le lieu est extrêmement
Sauvage et solitaire,
Au point qu’il y passe bien peu de monde.
C’est pourquoi Dieu y conduisit cet homme de bien,
Et il comprit, tout est là,
Que Dieu l’amenait en ce lieu
Parce qu’il était très humble.

Quand ils quittaient leur église,
Pour que le service divin n’y fût suspendu,
Ils y laissaient deux ou trois frères,
Et ainsi les autres partaient.
Alors les portes restaient closes
Et on ne les ouvrait plus
Jusqu’aux Rameaux,
Jour où ils rentraient chez eux,
De retour des solitudes.
Chacun rapportait dans son coeur
Le fruit de sa retraite sans en parler aux autres,
Car ils auraient bien pu être surpris
Par la vaine gloire
Si chacun avait dit où il en était.
Zozimas alla avec eux,
Lui qui n’était jamais las de servir Dieu.
Pour avoir assez de forces
Pour ses allées et venues,
Il emporta quelques provisions :
Il n’y avait là aucun mal.

Un jour, il partit par les bois.
Il ne trouva pas de chemin convenable,
Cependant il fit une longue étape
Et il marcha sans s’arrêter
Jusqu’après midi, vers l’heure de none.
Alors il a crié merci à Dieu,
Il a dit ses heures d’un bout à l’autre,
Car il s’y entendait très bien,
Puis il se remit en route,
Et je peux vous dire de façon certaine
Qu’il pensait trouver là des ermites
Par les mérites desquels il pourrait progresser.
Il chemina ainsi pendant deux jours
Presque sans prendre de repos.
Il n’en trouva aucun et ne s’attarda pas.
A midi, il se mit à dire ses heures.
Quand il eut terminé sa prière,
Il se retourna
Et regarda vers l’orient.
Il vit une ombre, à ce qu’il lui sembla,
Il vit une ombre d’homme ou de femme :
C’était cette femme vertueuse.
Dieu l’avait amenée en ce lieu,
Ne voulant pas qu’elle fût plus longtemps cachée :
Il voulait lui découvrir ce trésor,
Et ce n’était désormais que juste.

Quand l’homme de bien vit cette figure,
Il se dirigea rapidement vers elle.
De son côté, elle fut remplie de joie
En voyant une forme humaine.
Cependant elle eut honte
Et ne fut pas lente à s’enfuir.
Elle s’enfuit très vite,
Et lui la suit avec agilité :
On ne remarque en lui ni vieillesse
Ni lassitude ni paresse.
Au contraire, il court de toutes ses forces,
Et pourtant il n’est guère vigoureux.
Il l’appelle sans relâche et lui dit : « Mon amie,
Pour l’amour de Dieu, ne me faites donc pas
Courir après vous, ne m’épuisez pas,
Car je suis faible, je ne peux le supporter.
Je te conjure de par Dieu, roi du ciel,
De modérer ta course.
Je te conjure, en un mot, par Celui
Qui ne sait repousser personne,
Par qui ton corps est ravagé,
Desséché dans ce désert,
Et dont tu attends le pardon,
De m’écouter et de m’attendre. »

Quand Marie entendit parler de Dieu,
Qui l’avait fait venir en ce lieu,
En pleurant elle tendit vers le ciel
Ses mains, et l’attendit.
Mais un ruisseau à force de couler
Avait creusé un ravin
Qui les séparait l’un de l’autre.
Elle, qui n’avait vêtement de laine ni de feutre
Ni linge ni rien pour se couvrir,
N’osait se montrer ;
Elle lui dit : « Père Zozimas,
Pourquoi m’as-tu poursuivie ?
Je suis une femme, toute nue ;
C’est vraiment gênant.
Jette-moi quelque pièce de vêtement,
Et je me montrerai à toi
Et te parlerai :
Je n’ai pas l’intention de me cacher de toi. »

Quand Zozimas s’entendit appeler par son nom,
Il en fut extrêmement étonné.
Cependant il se rend bien compte
Que tout cela vient de Dieu tout-puissant.
Il lui donne une pièce de son vêtement,
Et ensuite lui adresse la parole.
Et Marie, un fois vêtue,
Lui a parlé sans embarras :
« Seigneur, dit-elle, cher ami,
Je vois bien que Dieu vous a envoyé
Ici pour que nous parlions.
J’ignore l’impression que je te fais,
Mais je suis une pécheresse
Qui causait la mort de son âme.
Pour mes péchés, pour mes méfaits,
Pour tout le mal que j’ai fait,
Je suis venue ici faire ma pénitence. »

Son aveu, quand il l’entendit,
Le stupéfia :
Il en est saisi d’étonnement.
Il s’agenouille à ses pieds,
Lui manifeste sa vénération
Et lui demande sa bénédiction.
Elle lui dit : « Il est juste que j’attende
La vôtre, en bonne logique,
Car je suis une femme, vous un homme. »

Chacun supplie l’autre
De donner le premier sa bénédiction.
Zozimas se tient debout ;
Les larmes ruissellent sur sa face.
Il ne cesse de prier la dame
De le bénir par charité
Et lui demande, comme il est juste,
De prier pour le peuple de Dieu.
Elle lui dit de lui parler
De l’état présent de la sainte Église.
Il répond : « Madame, il me semble
Qu’une paix solide unit
Les prélats et le pape. »
Puis il revient à son propos
Et la prie de le bénir.
« Il ne serait pas juste que je le fasse
Avant vous, seigneur Zozimas :
Vous êtes prêtre : c’est vous qui devez bénir.
Comme sera sanctifiée la créature
Sur qui ta main tracera le signe de croix !
Dieu aime ta prière, il en fait cas
(Il m’a révélé toute ta vie),
Car tu l’as servi depuis l’enfance.
Tu peux avoir en lui grande confiance,
Et de mon côté, j’ai grande confiance en toi.
Bénis-moi, je t’en prie. »

« Madame, dit Zozimas,
Vous n’aurez pas ma bénédiction ;
Mais rien ne me fera bouger d’ici
(J’y passerai plutôt avril et mai),
Ni la faim, ni la soif, ni le dénuement,
Avant que vous, vous m’ayez béni. »

Marie se rend alors bien compte
Qu’elle le tourmente pour rien :
Il ne veut pas se lever avant qu’elle l’ait béni,
À quelque prix que ce soit.
Alors elle s’est tournée vers l’orient
Et s’est mise en prière :
« Dieu, dit-elle, roi clément,
Je te prie et te loue, comme il est juste.
Seigneur, bénis sois-tu,
Bénie soit ta puissance !
Seigneur, pardonne-nous nos péchés,
Donne-nous ton royaume,
Que nous puissions t’y voir,
Et puisses-tu nous bénir ! »

Alors Zozimas s’est levé,
Très fatigué d’avoir couru.
Tous deux ont beaucoup parlé
Et se sont regardés l’un l’autre.
Puis il lui a dit : « Chère amie,
N’oubliez pas la sainte Église :
Elle a besoin que vous vous souveniez d’elle,
C’est ce qu’il y a de plus important actuellement. »

La dame se met à prier
Et reste longtemps en prière
Sans qu’il entende rien
Des grâces qu’elle rend à Dieu.
Mais il vit bien, sans le moindre doute,
Qu’elle s’était élevée en l’air
Plus haut que la longueur d’un bras :
Elle y resta pendant qu’elle priait Dieu.
Zozimas fut si stupéfait
Qu’il se crut victime d’un piège :
Il crut bien être ensorcelé.
Il invoqua Dieu, le roi du ciel,
Et recula un peu
Pendant qu’elle priait.
Elle l’appela :
« Seigneur, je n’essaie pas de te cacher quelque chose.
Tu crois que je suis un fantôme ;
Un esprit mauvais qui doit
Te tromper, et c’est pourquoi tu t’en vas.
Mais pas du tout, père Zozimas :
Je suis ici pour faire pénitence
(Dieu puisse-t-il me bénir !),
Et j’y serai jusqu’à ma mort,
Sans jamais quitter ces lieux. »

Elle leva la main droite, au nom du Roi céleste
Elle traça sur lui le signe de la croix ;
Elle lui fit la croix sur le front :
Le voilà aussi rassuré qu’avant.
Il recommence à pleurer,
À la vénérer, à la prier
De lui dire sa situation,
Où elle est née, dans quel royaume :
Il la prie de lui révéler
Qui elle est, de lui raconter sa vie.

L’Égyptienne lui répond :
« Que diras-tu si je te raconte
Mes ignobles péchés, mes mauvaises actions ?
Je ne sais comment te les révéler :
L’air lui-même serait souillé
Si je les exposais.
Cependant je te les dirai,
Sans mentir d’un seul mot. »

Alors elle lui a raconté
Quelle vie elle avait menée.
Pendant qu’elle la lui racontait,
Sachez-le, grande était sa honte.
En racontant ses grands péchés,
De honte elle tomba à ses pieds.
Et lui, entendant ses paroles,
Remerciait Dieu et était plein de joie.

« Madame, dit l’homme de bien,
Vous à qui Dieu fit un tel don,
Pourquoi être tombée à mes pieds ?
C’est tout à fait déplacé.
Je ne suis pas digne de te voir :
Les signes de Dieu me l’ont bien montré. »

« Père Zozimas, dit Marie,
Jusqu’à ce que je sois morte,
Ne révèle mon existence à personne,
N’en dis rien à ton abbé.
Je veux que tu me caches,
Même si Dieu m’a montrée à toi.
Tu parleras à l’abbé Jean,
Tu lui porteras ce message :
Qu’il prenne soin de ses ouailles ;
Certaines sont trop sûres d’elles
Et ont besoin de se corriger.
À présent, tu vas reprendre ta route.
Sache qu’au prochain carême
Tu auras, mon ami, une grande peine :
Tu n’accompliras pas ton désir,
Il te faudra rester dans ton lit
Quand les autres partiront,
Car tu seras trop affaibli.
Tu seras gravement malade
Pendant tout le carême.
Quand le carême sera passé
Et que viendra le jour de la Cène,
Tu seras guéri, je ne me fais pas de souci ;
Alors je te prie de venir me trouver.
Tu sortiras par la porte,
Porte-moi le corps de Notre Seigneur
En un vase bien propre ;
Mets le précieux sang dans un autre.
À cause de ce que tu m’apporteras,
Tu me trouveras plus près de toi :
Je me tiendrai près du fleuve
Pour t’attendre.
Là je serai communiée,
L’an d’après je serai morte.
Il y a longtemps que je n’ai vu d’autre homme que toi ;
Je m’en vais : prie pour moi ! »

À ces mots elle l’a quitté,
Et lui s’en va d’un autre côté.

Quand le saint homme la voit partir,
Il n’a pas la force de l’accompagner.
Il était agenouillé à terre,
Là où ses pieds avaient reposé.
Pour l’amour d’elle, il baise la terre ;
Cela lui fit du bien.
« Mon Dieu, dit-il, père glorieux,
Toi qui de ta fille fis ta mère,
Seigneur, sois adoré !
Tu m’as bien montré ta puissance
Dans ce que tu m’as appris,
En daignant me le révéler ! »

Puis il se souvient du service de Dieu
Et s’en retourne à son monastère,
Ainsi que ses compagnons.
Que vous dire de plus dans ce poème ?
Le temps passa, le carême arriva.
Écoutez ce que devint Zozimas :
La maladie l’accabla
Sans qu’il pût lui résister.
Il sut qu’elle était vraie, la prophétie
Qu’il avait entendue de la bouche de Marie.
Pendant tout le carême
Zozimas resta ainsi couché.
Le jour de la Cène, il se sent guéri,
Aucun mal ne l’afflige plus.
Alors il prit le corps de Notre Seigneur
Et le précieux sang, avec respect.
Pour faire la volonté de la dame
Il est parti de chez lui.
Il a pris des lentilles, des pois chiches, du froment,
Et puis il s’en va sans crainte.
Voilà sa subsistance,
Qu’il prend de bon gré et comme pénitence.

Zozimas vint au Jourdain,
Mais il n’y trouva pas Marie.
Il craint d’avoir perdu à cause de son péché
La créature qu’il désire le plus voir,
Ou d’avoir trop tardé.
Il a tendrement pleuré
Et dit : « Mon Dieu, qui m’as créé,
Qui m’as révélé le secret
Du trésor que tu m’as ouvert
Et qui était caché à tous,
Seigneur, montre-moi la merveille
Sans égale.
Quand elle viendra me parler,
Seigneur Dieu, qui l’amènera jusqu’à moi,
Puisqu’il n’y a ni barque ni bateau ?
Je ne saurais passer le fleuve.
Père de toute créature,
Tu peux prendre soin de cela. »

Sur l’autre rive, il voit Marie.
Je crois bien qu’il désirerait fort
Qu’elle fût passée de son côté,
Car le fleuve est très large.
Il lui crie : « Comment ! mon amie,
Ne pourrez-vous pas passer ? »
Elle eut pitié de l’homme de bien
Et confiance dans l’amour
De Jésus-Christ, le roi du monde.
De sa main droite elle traça le signe de croix sur l’onde,
Puis y entra et passa de l’autre côté
Sans se faire aucun mal
Ni se mouiller seulement la plante des pieds,
Comme le texte le proclame.

Quand l’homme de bien vit cela,
Son coeur en fut tout réjoui.
Pour l’aider, il vint à sa rencontre
Et lui montra le corps de Notre Seigneur.
Il n’osa faire sur elle le signe de croix,
Alors que Dieu avait fait pour elle un tel miracle.
Quand il se fut approché d’elle,
Il l’a embrassée avec beaucoup d’affection.

« Ami, dit l’Égyptienne,
Qui était très bonne chrétienne,
Tu m’as servie selon mon désir.
Tu as fait ce que je voulais
En m’apportant Celui
Qui est ma joie. »

« Madame, dit le saint ermite,
Celui qui nous a libérés de l’enfer
Et de l’accablante douleur
Est devant vous en personne.
C’est celui qui par l’Annonciation
Est venu s’incarner en la Vierge,
C’est celui qui naquit sans péché,
C’est celui qui souffrit, attaché
Et cloué à la croix,
C’est celui qui naquit à Noël,
C’est celui qui nous donna notre loi,
C’est celui qui reconduisit les trois rois
Par un autre chemin en leur royaume
Quand ils lui furent amenés,
C’est celui qui souffrit la mort pour nous,
C’est le Seigneur qui mort la mort,
C’est celui par qui la mort est morte
Et qui brisa la porte de l’enfer,
C’est le Seigneur, n’en doutons pas,
Que Longin frappa de sa lance,
Et il en sortit du sang et de l’eau
Qui lave et nettoie ses amis,
C’est celui qui le jour du Jugement
Fera justice des pécheurs :
Il mettra les siens avec lui
Et les autres iront à sa gauche. »

« Je le crois fermement, dit la dame.
En ses mains je remets mon corps et mon âme.
C’est le Seigneur qui purifie tout :
Je veux le recevoir, si indigne que je sois. »

Il le lui donna et elle le prit.
Il ne lui refusa pas le précieux sang,
Mais le lui donna, à sa grande joie.
Quand elle eut communié,
Elle rendit grâce à son Créateur.
Ainsi fortifiée,
La dame dit : « Père aimé,
Je te prie de me manifester ta bonté.
Je t’ai servi quarante neuf ans,
Je t’ai soumis mon corps.
Fais ta volonté de ta fille ;
Si cela ne te déplaît pas,
Je voudrais tant quitter ce monde
Et te rejoindre,
Toi, mon Seigneur,
Qui as su soigner tous mes maux.
J’aimerais tant être en la compagnie
De Marie, ta douce mère. »

Quand elle eut fini sa prière,
Elle se tourna vers l’homme de bien.
Elle lui dit de repartir,
Maintenant qu’il a satisfait son désir.
« L’an prochain, quand tu reviendras,
Tu me trouveras, morte ou vive,
Là où tu m’as vue la première fois.
Et veille à ne pas révéler
Mon secret jusqu’à ce que tu m’aies revue.
Mais je voudrais encore,
Puisque Dieu nous a réunis ici,
Que tu me donnes de ton blé. »

Il a puisé dans ses provisions
Et lui en a donné, comme de juste.
Elle en a mangé trois grains, pas plus,
Sans se soucier du reste.
Elle était restée trente ans au désert
Sans manger ni pain ni pâte.
Alors elle a levé les yeux au ciel
Et, ravie de par Dieu,
Fut emportée là d’où elle venait,
Tandis que lui s’en retournait.
La dame s’est retrouvée là d’où elle venait,
Elle a salué la très douce Vierge
Ainsi que son glorieux Fils :
Que d’elle il lui souvienne !
« Dieu, dit-elle, toi qui m’as créé
Et qui as placé une âme dans mon corps,
Je sais que tu m’as aimée,
Toi qui as entendu ma prière.
Je veux quitter cette vie.
Je vois venir ta compagnie,
Je crois qu’ils viennent me chercher :
Je te recommande mon corps et mon âme. »

Elle s’est alors étendue à terre,
Telle qu’elle était, presque nue.
Elle croisa les mains sur sa poitrine
Et s’enveloppa de ses cheveux.
Elle a fermé, comme il convenait,
Les yeux et la bouche.
Dans la joie éternelle,
Sans peur du diable,
Marie avec Marie s’en est allée.
Le mari qui se marie avec Marie
N’est pas le mari d’une quelconque Marion :
Il est sauvé par Marie, l’homme
Qui avec Marie s’est marié,
Car ce n’est pas un mal marié.

Elle avait un pauvre linceul :
Elle n’était qu’en partie couverte
Par le vêtement, bien pauvre,
Que Zozimas lui avait donné.
Son corps était bien peu couvert :
Dieu aime cette pauvreté.
Riches et pauvres, faibles et forts,
Que tous sachent qu’ils font du tort à leur âme
S’ils quittent ce monde dans la richesse :
L’âme n’aime pas cette observance.

La dame était étendue sur la terre :
Il n’y avait personne pour l’enterrer.
Aucun oiseau, aucune bestiole
N’approcha son corps pendant tout ce temps :
Dieu prit soin de la protéger
Si bien que sa chair ne souffrit aucun dommage.

Zozimas ne perdit pas son temps
Et regagna son monastère.
Mais une chose le contrarie
Et l’attriste beaucoup,
C’est qu’il n’a pas la moindre idée
De son nom.
Quand l’année fut écoulée,
Il traversa le fleuve.
Dans les bois il cherche la dame
Qui gît encore sur la terre.
Il la cherche en tous sens,
Il regarde autour de lui :
Elle est près de lui et il n’en sait rien.
« Que ferai-je si Dieu n’entend pas ma prière
Et ne m’indique pas où est cette dame ?
Je ne sais que devenir !
Seigneur Dieu, dit l’homme de bien,
S’il te plaît, accorde-moi
De trouver celle
Qui te plaît tant.
Je ne bougerai d’ici (il faudra qu’on m’emporte)
Si je ne la trouve pas, vivante ou morte.
Mais si elle était vivante, je crois
Qu’elle viendrait me parler.
Seigneur, si tu te soucies de moi,
Laisse-moi lui donner une sépulture ! »

Quand il eut prié Jésus-Christ,
Comme nous le trouvons dans le texte,
Dans une grande clarté, baignée de parfum,
Il vit celle qu’il aimait tant.
Il a dépouillé un de ses vêtements
Et en enveloppa le corps.
Il lui baisa les pieds très tendrement
Et y trouva une grande douceur.
Puis il regarda partout
Et vit un texte écrit près de sa tête
Qui donnait le nom de la chrétienne :
« C’est Marie l’Égyptienne. »

Alors il a pris son corps
Et l’a doucement enveloppé du linceul.
Il rendit grâce à Notre Seigneur
Qui lui a donné cet honneur.
Il aurait été très heureux
D’avoir pour l’ensevelir
Quelque instrument pour creuser la fosse.
Il se passa alors peu de temps
Avant qu’il vît venir un lion.
Il en fut tout saisi,
Mais il vit la bête si humble,
Sans la moindre apparence agressive,
Qu’il comprit que Dieu la lui envoyait.
Il lui dit : « Mon ami,
Cette femme s’appelait Marie
Et menait une vie très sainte.
Il faut à présent que nous l’enterrions :
Je te prie instamment
De te mettre à creuser sa tombe. »

Il aurait fallu voir alors la bonne bête
Plonger les pattes dans la terre
En prenant appui sur son museau !
Il rejette de grandes quantités de terre
Et de sable, plus qu’un homme ne le ferait.
Il fait la fosse grande et profonde
Pour cette dame si pure.
Quand la fosse fut bien creusée,
Le saint ermite l’a soulevée
Dans ses bras du côté de la tête
Et la bête l’a prise par les pieds.
Tous deux l’ont mise dans la fosse
Et bien recouverte comme il fallait.

Quand elle fut enterrée
Et que la bête se fut enfuie,
Zozimas resta avec la dame :
Jamais plus il ne trouvera une telle femme.
Il serait volontiers resté là toujours,
Il aurait voulu ne jamais s’en aller.
Il rend grâce au Roi glorieux
Qui n’oublie pas les siens
Et dit : « Dieu, je le sais bien sans le moindre doute :
Fou celui qui ne se fie pas en toi.
Tu m’as bien montré, Seigneur,
Que nul ne doit se désoler,
Quelque pécheur qu’il ait été,
Car ton appui et ton réconfort
Sont toujours prêts pour lui,
Dès lors qu’il a fait l’effort
De faire pénitence.
Il faut raconter à tous
La vie de cette bienheureuse
Qui s’est ainsi rendue méconnaissable.
Désormais, pour l’amour d’elle
Et pour le tien, je serai tout à toi :
Ni mal ni discorde
Ne détruiront l’accord qui à toi m’accorde. »

Il repartit en pleurant.
Il raconta devant le chapitre conventuel,
De bout en bout, la vie et les moeurs de Marie,
En prenant garde de ne mentir en rien :
Comment il la trouva au désert,
Comment il lui demanda de raconter
Sa vie d’un bout à l’autre ;
Comment il trouva près de sa tête
Une petite lettre
Où son nom était écrit ;
Comment il la vit franchir les ondes
Du Jourdain, larges et profondes,
Sans barge ni bateau,
Comme si elle était entrée dans un château
En passant par la porte ;
Et comment il la trouva morte ;
Comment il la fit communier,
Comment elle prophétisa
Qu’il serait malade pendant le carême ;
Comment elle lui dit sur lui-même,
Qui il était, comment il s’appelait
Et s’il était prêtre ou non ;
Comment le lion survint,
Qui la tint par les pieds ;
Comment il l’aida à l’enterrer
Et puis s’enfuit.

Les saints hommes entendent ces paroles
Qui n’ont rien de frivole.
Ils joignent les mains, les tendent vers Dieu
Et lui rendent grâce et merci.
Il n’y en eût aucun qui n’en devînt meilleur
Grâce au miracle de Marie.
Et nous tous, devenons meilleurs
Tant que nous en avons le loisir.
N’attendons pas jusqu’à la mort :
Nous serions floués et tués,
Car il se repent trop tard
Celui qui a déjà au cou la corde pour le pendre.

Prions donc tous cette sainte
Qui pour Dieu souffrit mainte peine
De prier le Seigneur,
Qui à la fin lui fit tant d’honneur,
Qu’il nous donne la joie éternelle
Avec notre Père du ciel.
Et moi qui ai nom Rutebeuf
(Mot composé de « rude » et de « boeuf »)
Et qui ai rimé cette vie,
Que cette très sainte dame
Prie pour moi Celui dont elle est l’amie :
Qu’il n’oublie pas Rutebeuf !

***
Rutebeuf, né vers 1230 et mort vers 1285, est un poète français du Moyen Âge.

Source : Orthodoxologie

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