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lundi 1 mai 2017

Vie de saint Orens d'Auch

Vie de saint ORENS d'Auch
Métropolite de Gascogne
au Ve siècle

par Jean BEZIAT
Octobre 2003


INTRODUCTION

Auch, métropole de Vasconie


Vers le milieu du IVe s. la province de Gascogne dans son ensemble s'appelait Novempopulanie (''Pays des neuf peuples''). Comme toute province, celle-ci avait une métropole administrative, qui devint très vite métropole religieuse, siège d'un archevêché. C'est la cité d'Auch (1) qui semble avoir rempli cette fonction dès le IIIe s. et jusqu'au concile d'Agde de 506 (dernier concile gallo-romain, après un siècle d'oppression arienne).
Avant le IIIe s., les Romains utilisaient le nom originel d'Ausci, ou parfois Vasconia, comme le prouve le géographe espagnol Pomponius Mela (Ier s.), qui faisait des Ausci (chef-lieu Elimberrum, nom ibère originel de la métropole d'Auch), les plus brillants des Aquitains, et de la ville l'une des plus opulentes de Gaule.
La première allusion à un archevêque de Novempopulanie se trouve dans le préambule du De Synodis de saint Hilaire de Poitiers, en 358. Le premier à avoir laissé un nom est Orientius, notre saint Orens.

Notes.
1. L'écrivain Ammien Marcellin ("Histoire"; XV, XI, 14) indique que la cité d'Auch joue alors un rôle important et qu' elle dirige la Novempopulanie. Le nombre et la qualité des pavements mosaïqués mis au jour témoignent de l'embellissement des demeures urbaines et suburbaines de la ville basse aux IVe et Ve s. et de la présence des élites dans la ville.


I. Saint Orens sur la route du siège épiscopal auscitain

1. Des origines obscures

Des trois ''Vies'' citée par les Bollandistes (Acta Sanctorum, t. 1 du mois de mai), seule la ''2me'', tardive (Albi, XIIe s. ; Toulouse, XVe s.), donne des détails sur les origines de saint Orens. Selon ce récit, Orientius aurait vu le jour au sein d'une illustre famille d'Urgel, en Catalogne; son père aurait été proconsul. Orientius aurait succédé au gouvernement de cette cité à la mort de son frère aîné (lequel avait lui-même pris la place de leur défunt père). Eduqué dans les arts libéraux, Orientius se préparait donc à une brillante carrière, lorsqu'il préféra se dépouiller des richesses et des honneurs, toutes choses vaines, futiles et décevantes. Les deux autres ''Vies'' (Böddeken en Westphalie, XIIe ou XIIIe s. ; Moissac, XIIIe s.), puisant visiblement dans un original perdu du début du VIIe, laissent simplement entendre qu'après une jeunesse insouciante et légère dans un milieu occidental aisé mais peu porté à croire, Orientius se détourna des fastes mondains et ne désira désormais plaire à nul autre qu'au Seigneur. En conséquence de quoi, ce furent les fastes spirituels - et non plus mondains - qui le menèrent jusqu'au siège épiscopal de la métropole gasconne. Les ''Vies'' occitanes ajoutent avant cette consécration un épisode érémitique en Bigorre.

2. La ''fuite au désert'' de saint Orens, et sa rencontre avec saint Savin

La consécration épiscopale de saint Orens d'Auch fut donc précédée d'une retraite au désert. D'après le manuscrit de Moissac, (B. N., Mss. Lat. 2627 ; f° 162r), déçu par le peuple trop porté à se laisser prendre aux filets du Malin, ne pouvant plus, malgré tous ses efforts, supporter la corruption morale, les affabulations et les calomnies, Orientius par ses prières incessantes s'attira la bienveillance de l'Esprit saint, qui combla ses vœux en lui trouvant un lieu approprié, d'autant plus agréable qu'il était plus secret et inaccessible aux mortels.
Les ''Vies'' occitanes sont unanimes sur le lieu de cette ''retraite'', qui nous montre Orientius découragé par le peuple comme saint Amand de Bordeaux :
Dans cette province proprement appelée la Bigorre, où se trouve assurément un lieu lui-même nommé Vallée de Caprasia - ou Vallée des Chèvres (1) - et qui, quelque peu retiré, s'entoure d'un cirque de montagnes hissant leur crête jusqu'au ciel - lieu que personne ne parcourait jamais - , le saint confesseur du Christ se construisit un oratoire, sur le flanc d'une montagne pentue. (Moissac ; f° 162v) C'est là, sur les bords d'un torrent nommé Isaurius, qu'Orientius travailla à la construction d'un moulin d'une conception en tous points originale - le premier de la vallée, dit-on (2). Harcelé par les visiteurs, l'ermite, grâce à un tremblement de terre, trouva un passage secret dans la montagne, qui le conduisit à travers d'épaisses forêts jusqu'à un abri sous roche fort exigu (que désignent encore aujourd'hui les habitants du village d'Ortiac, dominé par ce piton). Là, il priait sans cesse et recevait l'enseignement du Saint Esprit.
Mais comment saint Orens, ayant reçu du Fleuve de Vie le charisme de l'éducation spirituelle, pouvait-il ne pas arracher fermement des griffes de la bête sauvage le troupeau rassemblé dans son enclos ? En 402 en effet, les premières vagues Barbares se profilaient à l'horizon. Les Goths venaient d'envahir l'Italie du Nord ; la chrétienté gallo-romaine y voyait comme l'annonce de la fin des temps. Mais la Novempopulanie se trouvait également menacée par l'hérésie priscillianiste, qui sévissait à Bordeaux (Vies de saint Amand et saint Séverin). Le manuscrit de Moissac, quant à lui, fait simplement allusion au paganisme, particulièrement enraciné dans l'âme des montagnards vascons.

Appelé sur le siège épiscopal d'Auch par le peuple de ce diocèse, Orientius confia à un autre père spirituel la charge de parfaire l'édification spirituelle de la vallée bigourdane : Divinement inspiré, il laissa donc à un héritier, à savoir l'abba Savin, le séjour auquel il venait de goûter, et s'attacha à la direction pastorale de la métropole d'Auch (Moissac, f° 163v).

Orientius retourna en Bigorre après son ordination épiscopale, probablement au lendemain du trépas de saint Savin (415 ou 416) et avant les dramatiques événements toulousains de 439. Tandis qu'une foi zélée bouillonnait dans son cœur et accomplissait des choses rendant sa vertu manifeste aux yeux du peuple, il se dirigea vers le mont Narveia (3), qui élève sa cime remarquable à une prodigieuse hauteur, qui a reçu ce nom d'un fanum jadis consacré aux démons par les païens, et où il était même impossible de trouver un chemin praticable tant les démons l'infestaient ; les Vascons (4) ne pouvaient cultiver la terre très fertile au pied de cette montagne. C'est là que le bienheureux Orientius dirige ses pas; précédé de l'étendard de la croix, il entre dans le fanum, et devant son animosité envers les hôtes des lieux, les démons s'enfuient précipitamment, et ce séjour naguère rempli d'esprits immondes se retrouve pacifié par les saintes prières adressées à Dieu.
C'est dans ce lieu que, récitant les psaumes, passant toutes les nuits en veilles, et dans la prière ininterrompue, il participa par de larges aumônes à la bienveillante grâce céleste.

Notes.

1. Le Mss. de Moissac écrit Capasia ; cependant deux autres écrits très anciens, datés de 1040 et de 1105, appellent ce lieu Caprasia. La Vie d'Albi-Toulouse situe ce vallon en Lavedan. Caprasia pourrait désigner la vallée du Gave de Gavarnie (Gabar), ou le haut Val d'Azun (appelé jadis Batcrabère, ''Vallée des Chèvres'', dans sa partie supérieure) où subsistent de nombreux moulins inspirés, dit-on, de celui de saint Orens. Les savants des siècles derniers préféraient penser que Caprasia désigne la petite vallée suspendue d'Isaby, à l'entrée de laquelle, à mille mètres d'altitude, se dressent encore les ruines de l'abbaye de St Orens, édifiée avant 839 à l'emplacement d'un des deux oratoires d'Orientius. Mais contrairement au Mss. de Böddeken, ceux d'Albi et de Moissac distinguent le second oratoire (Narveia), ancien fanum, du premier oratoire (Caprasia), ermitage rustique aménagé par Orientius. L'abbaye ruinée d'Ortiac semble se rapporter au mont Narveia ou Nerbiou, plutôt qu'à Caprasia. Une charte du IXe s. appelle la vallée d'Isaby Prades de saint Orens, ou Lisast ; le nom du ruisseau sous la forme Isaby apparaît dès 1037. Pourquoi les manuscrits occitans des XIIe et XIIIe s. ont-ils à la place Isaurio ?

2. Les ruines du moulin à farine construit par l'ermite auraient été repérées par un lavedanais du Val d'Azun; mais il est bien peu probable que ce moulin soit celui du début du Ve s. !...

3. Narveia : cette montagne est sans l'ombre d'un doute l'actuel mont Nerbiou, sur les flancs duquel se dressent les ruines de l'ancienne abbaye de St.Orens en Lavedan, à l'entrée de la vallée de l'Isaby. Un historien des Pyrénées, R. Aymard, affiche lui aussi cette certitude. La pente très raide du Nerbiou se développe sur une dénivelée de mille trois cent mètres (l'oratoire d'Orientius se trouvait à peu près au milieu de cette déclivité, sur un replat) Comme beaucoup de cimes pyrénéennes, le Nerbiou était divinisé par les païens vascons.

4. Le peuple aquitain des Ausci (incolae Auscii) étendait son territoire jusqu'au pied des Pyrénées ; la position métropolitaine de la cité d'Auch à cette époque rapproche les Ausci des Uascei (Basques) - la racine étymologique de ces deux noms étant identique : ainsi, au Ier s., le géographe espagnol Pomponius Mela situait Eauze (diocèse voisin) chez les Ausques. L'emploi de ce terme d'Ausci trahit la méconnaissance de l'hagiographe originel - et celle de ses copistes ultérieurs - quant à la toponymie lavedanaise. Du voisinage du diocèse d'Auch (Moissac), le mont Narveia est ensuite situé chez les Ausques (Böddeken) puis tout proche d'Auch (Albi-Toulouse). Jusqu'aux historiens modernes qui, du XVIIe au XXe s., ont placé le fanum du mont Narveia aux abords immédiats de la ville d'Auch, sur une colline St.Cricq où l'archéologie n'a absolument rien découvert malgré de nombreuses recherches (le site du mont Nerbiou en Lavedan, par contre, s'est montré autrement plus prolifique...)


II. Orientius métropolite de Novempopulanie

1. Les débuts de l'épiscopat d'Orientius

C'est en 403 que saint Orens fut consacré évêque d'Auch (1). Le manuscrit de Moissac nous livre quelques détails sur les débuts de son ministère. Il présente un évêque tellement rempli de divine clémence, que divers signes miraculeux se manifestaient en lui ; il réalisait par le Seigneur les vœux les plus chers de chacun. C'est pourquoi, comme la renommée de sa vertu se répandait rapidement ici et là, d'innombrables foules désireuses de recueillir de lui des conseils pour leur salut affluaient de différentes régions, désireuses aussi de le voir remédier à diverses infirmités, tant corporelles que spirituelles .
Sur le plan doctrinal, outre l'hérésie de Vigilance, le métropolite gascon eut probablement à faire face à l'hérésie patripassienne (2), à laquelle font allusion deux des derniers vers des ''Prières'' d'Orientius, parlant des prophètes de la mort de Dieu. Les ''Vies'' manuscrites semblent évoquer un motif de lutte doctrinale ayant convaincu Orientius de quitter le Lavedan pour accepter, en 403, l'élection au siège métropolitain. On ne peut éviter de songer au priscillianisme, lequel à cette même époque sévissait particulièrement à Bordeaux - au point de décourager l'évêque saint Amand (3). Le contexte du manuscrit de Moissac semble cependant plutôt faire allusion au paganisme. Mais quelques années plus tard - dès l'arrivée des envahisseurs germaniques -, c'est la lutte contre l'arianisme qui constituera l'essentiel de l'activité pastorale du saint évêque.

2. L'invasion Vandale

Le 31 décembre 406, un peuple venu des plaines de l'actuelle Pologne, les Wandales (Vandales), passa le Rhin gelé et se jeta sur la Gaule. Il n'était pas seul dans cette ruée inexorable : il traînait dans son sillage d'autres Barbares, que les chroniqueurs ne craignirent pas d'assimiler aux antiques Assyriens ou aux hordes apocalyptiques de Gog et de Magog. Pendant trois ans, les Vandales et leurs semblables allaient mettre la Gaule à feu et à sang, pillant, incendiant, affamant, massacrant... Dans une de ses lettres, saint Jérôme, informé par ses correspondants occidentaux, dressait un bref tableau de la catastrophe :
D'innombrables et féroces nations ont occupé toutes les Gaules. Des Alpes aux Pyrénées, de l'Océan jusqu'au Rhin, Quades, Vandales, Sarmates, Alains, Gépides, Hérules, Saxons, Burgondes, Alamans et Pannoniens les ont dévastées.
Au nombre des provinces ravagées et dépeuplées, Jérôme citait l'Aquitaine, la Novempopulanie, la Lyonnaise et la Narbonnaise. Il parlait aussi de l'Espagne effrayée, et du rôle méritoire de saint Exupère dans sa cité de Toulouse, assiégée depuis plusieurs mois. Dans une autre lettre, en effet, le moine de Bethléem rendait hommage à l'action de son bienfaiteur toulousain, dont la renommée avait franchi les mers et les déserts pour parvenir jusque dans le village où naquit le Christ :
Au milieu des misères de ce temps, et parmi les épées tirées de toutes parts, c'est être riche que de ne pas manquer de pain. C'est être puissant que de ne pas être réduit en servitude. Le saint évêque de Toulouse, Exupère, imite la veuve de Sarepta et endure la faim pour nourrir autrui ; le visage pâle de jeûne, il est torturé par la faim d'autrui et a distribué tout son bien aux pauvres qui sont les entrailles du Christ. Nul n'est plus riche que lui...
Enfermé dans ses solides murailles, exhorté à endurer la faim par Exupère, qui alla jusqu'à vendre tous ses biens d'église pour le nourrir, le peuple de Toulouse résista héroïquement aux envahisseurs, qui se vengèrent sur la campagne environnante.
Les cités de Novempopulanie connurent un sort bien pire...

3. La première vague Barbare en Gascogne

Après avoir traversé toute la Gaule, trois peuples se précipitèrent ensemble sur la Novempopulanie : les pires de tous, les Vandales ; puis les Alains venus des rives orientales de la Mer Noire, et les Suèves de la Baltique. Ces trois peuples représentaient une masse de près de trois cent mille personnes. Les Alains étaient majoritairement païens. A l'inverse, les Vandales étaient chrétiens, mais contaminés par l'hérésie arienne. Arrivés près des Pyrénées, ces peuples se trouvèrent refoulés dans leur progression par l'imposante barrière montagneuse. Poursuivis par une armée gallo-romaine peu déterminée, les envahisseurs se virent concentrés dans une région riche et verdoyante, et en profitèrent pour la piller et la ruiner de fond en comble, tournoyant ainsi deux années durant, le glaive à la main, véritable ouragan de barbarie déchaînée. De toute la Gaule, aucune province ne fut plus dévastée que la Novempopulanie; la tradition orale a conservé le souvenir de la destruction des cités d'Aire, Comminges (aujourd'hui St. Bertrand) et surtout Eauze (martyre de saint Luperce, fêté le 28 juin). Pour les autres cités, on ne sait rien. Martres-Tolosane, en Comminges, tirerait son nom des innombrables martyrs des Vandales ou des Wisigoths. Seule Auch, selon la tradition orale, fut épargnée grâce à l'intervention de son évêque saint Orens. La levée du siège de la ville par les Vandales y fut longtemps fêtée le 6 mai.

4. Le témoignage de saint Orens

Le meilleur compte-rendu du désastre émane du métropolite qui avait la charge spirituelle de la province-martyre dans son ensemble : Orientius. Dans son grand poème ou Commonitorium, écrit en 410 au lendemain du déluge barbare, l'évêque d'Auch déroule sa mélopée funèbre :

Oh vois comme soudain la mort broya ce monde, 
Et comme la guerre a renversé les nations.
Ni l'épaisseur des bois, ni le relief des monts,
Ni les fleuves puissants aux rapides remous, 
Ni les lieux fortifiés, ni les murs des cités,
Ni les mers déchaînées, ni les rudes déserts,
Ni ravin, ni caverne au toit de roc affreux,
N'a eu loisir d'avoir échappé aux Barbares ;
Et pour beaucoup la foi simulée, le parjure
Et la dénonciation, furent cause de mort.
Trahison et émeute y furent pour beaucoup ;
Ce que ne vainc la force a péri affamé ;
La malheureuse mère avec les siens tomba ;
L'esclavage enchaîna le maître avec ses serfs.
Et leur corps a nourri les chiens ; les toits brûlants
Qui ôtèrent la vie, ont servi de bûcher.
Les bourgs et les villas, les champs, les carrefours,
Les cantons, çà et là, toute route qui va,
Ne sont que mort, pleurs, ruine, incendies, sang et deuil ;
En un bûcher la Gaule entière se consume.
(Livre 2, vers 165 à 184)


5. Fin provisoire de l'épreuve

Octobre 409 : après avoir totalement extirpé la moelle de la Gaule (expression du hiéromoine Salvien de Marseille), les Barbares passent massivement en Espagne. Un usurpateur romain, Constantin, a osé seul repousser l'envahisseur. Ses troupes, levées en Bretagne, ont été postées autour de la Novempopulanie, notamment sur les grands cols pyrénéens ; les Barbares réussissent à en corrompre une partie, et se ruent sur l'Espagne en emportant trésors et otages. Le Pseudo-Isidore de Beja (VIIIe s.) affirme que les Vandales ont utilisé, entre autre, le col frontalier du haut Val d'Azun, en Lavedan. En plus grand nombre et plus à l'ouest, ils ont franchi la chaîne au niveau des cols de Cize, à Roncevaux et vers l'Urkulu, et, probablement, au niveau du Somport. A l'Est, le village pyrénéen de Campdevanol (Catalogne) doit son nom à leur passage.
Après les meurtres et les persécutions, le chaos laissé par la première vague d'invasions aura très vite pour conséquence la recrudescence du paganisme, qui souvent, tel le champignon, prolifère sur le bois abattu. Les famines sont telles qu'à Rome ou en Espagne, on en vient à manger de la chair humaine. Toutes les conditions sont réunies pour alimenter les plus profondes inquiétudes, ce qui pour les chrétiens se traduit par le sentiment de l'imminence de la fin des temps. Le passage des Barbares aura malgré tout un effet bénéfique : il sortira le monde gallo-romain de sa décadence et le réveillera de sa torpeur spirituelle.

6. La deuxième vague d'invasions

En 411, Jovin, aidé par les Alains et les Burgondes, se fait proclamer empereur par ses troupes en Germanie Seconde, à Mayence. Pour renforcer son incertaine position d'usurpateur, il recherche l'alliance en 412 des dix mille Wisigoths dirigés par le roi Athaulf en leur permettant de franchir au printemps le col du mont Genèvre, libérant ainsi l'Italie, mais autorisant en échange l'invasion de la Gaule par ces Barbares.(4)
Le roi goth assiège d'abord Valence et s'en empare. Il fait mettre à mort Jovin, puis se retourne contre Honorius avec son armée de cavaliers archers Taïfales, et s'attaque à Marseille. Le comte Boniface résiste, et Athaulf se venge sur Narbonne, qu'il prend au moment des vendanges, en 413. En quelques mois, il fait occuper les deux Aquitaines et la Novempopulanie. Toulouse est prise avec la plus grande brutalité; son évêque saint Exupère meurt à cette même date, hors les murs, à Blagnac.
Mais Honorius ne l'entend pas de cette oreille. L'empereur fait empêcher l'arrivée du blé africain en Aquitaine. La famine s'y installe. Les Wisigoths commencent dès lors à dilapider les réserves et à voler le bétail. Bordeaux est évacuée non sans avoir été pillée et incendiée. Les Goths s'abattent ensuite sur Toulouse, qu'ils n'épargnent pas, puis sur Narbonne, qu'ils occupent jusqu'au début de 415. Athaulf, installé à Barcelone, voit tristement mourir son fils nouveau-né. Le roi, dès lors, se désintéresse des destinées de son peuple, qui se révolte et lui suscite un farouche opposant, Vernulf. En août 415, celui-ci assassine Athaulf ; son remplaçant, Sigeric, est très vite éliminé par les partisans du frère d'Athaulf, Wallia, lequel entreprend des négociations avec Honorius et, lui rappelant la fidélité des Wisigoths envers Rome, le supplie de lever sa sanction.

7. L'Aquitaine panse ses plaies

Pendant qu'en Espagne Wallia tergiverse avec Honorius, l'Aquitaine, la Novempopulanie et la Narbonnaise se remettent lentement du raz-de-marée dévastateur. De cette époque douloureuse date le Carmen de Providentia Dei, composé par un auteur anonyme vers 415 ou 420 :
Plus de bétail, plus de semences ; plus un coin de terre pour les vignes ou les oliviers. La violence du feu s'est abattue sur les demeures des domaines et les a consumées... Ni les citadelles élevées sur les rochers, ni les villes fortes bâties sur les hautes montagnes, ni les villes assises au bord des fleuves n'ont pu échapper aux ruses et aux armes des Barbares furieux. L'honneur d'une chasteté consacrée n'a pas pu protéger les vierges, ou l'amour de la dévotion les veuves... Aucun respect pour le Nom sacré n'a soustrait les prêtres aux supplices de malheureux peuples.
Avec la paix retrouvée, commence à s'ébaucher une certaine réflexion sur le sens profond de ces événements dramatiques. Ainsi saint Orens, dans son Commonitorium, engage ses disciples à méditer sur le temps et sur la mort :

Sûr de lui, nul pourtant n'a foi en ce qu'il voit,
Ne voit qu'il peut subir même l'imprévisible.
Et cela vient de ce que par nos faits impies,
Nous voyons en la mort comme un mal éternel...
(Livre II, vers 249 à 252)


8. Sédentarisation des Wisigoths : l'Aquitaine refuse de sacrifier l'Orthodoxie à la paix civile

En dépit de négociations actives, Wallia n'a pas réussi à convaincre Honorius de son désir de conciliation. Après une vaine tentative vers l'Afrique, les Wisigoths refluent vers les Pyrénées, où le patrice Constance, veillant sur les cols, les arrête. Acculé par la famine, Wallia accepte de se soumettre à Honorius : en échange, il reçoit six cent mille mesures de froment. Afin d'éviter un retour trop précoce des Barbares en Aquitaine, Honorius les charge de chasser les Vandales, les Alains et les Suèves de la péninsule ibérique. Wallia réussira dans cette entreprise, sauf pour ce qui concerne les Suèves de Galice et les Vandales Siling de l'extrême Sud. Satisfait, Honorius prend alors une décision lourde de conséquences : par un pacte, en 418, il octroie le régime de l'hospitalité à quelque cent mille Wisigoths en Aquitaine. Par ce traité les Wisigoths ont le droit de s'installer en Aquitaine Seconde, dans les villes de Poitiers, Saintes, Angoulême, Périgueux, Bordeaux, Agen, et à Toulouse en Narbonnaise première - certaines de ces villes ayant déjà été pillées par eux quatre années auparavant. Non content de leur octroyer ce droit sur ces deux provinces, Honorius l'étend, par l'intermédiaire de son ambassadeur et négociateur habituel le patrice Constance, à la Novempopulanie. Constance accorde aux Wisigoths un tiers des terres arables. Wallia s'établit à Bordeaux. Une grande partie de la population aquitaine adopte une attitude conciliante envers les nouveaux occupants, dont l'armée puissante constitue une garantie de sécurité, et ceci malgré les confiscations de terres et de richesses, malgré le souvenir des exactions de 414 et 415. Une telle attitude pacifique n'empêche pas les Aquitains de rester fermes sur le plan de la foi. Comme les Vandales, les Wisigoths ont été convertis au christianisme par le moine Wulfila, mais ont adopté son hérésie arienne : ils ne croient pas à la divinité du Fils et blasphèment en ne mettant pas sur le même rang les trois personnes de la Trinité. Aussi ne peuvent-ils se mêler à la population indigène attachée au symbole de Nicée. Les mariages mixtes sont rares, et les évêques veillent à ce que l'arianisme soit tenu à l'écart. Au nombre de ces évêques - et en première ligne - se trouve notre saint Orens...

9. Écrits contre l'arianisme

Composés entre 410 et 420, les poèmes d'Orientius témoignent de son attachement à la foi nicéenne ; ainsi lit-on en épilogue du Livre II du Commonitorium (vers 403 à 406) :

Reste ce sans quoi tout le reste est sans secours :
Que tu croies le Christ né du Père, avec le Père
Et, sans séparation, l'Esprit uni à eux ;
Et crois que ces trois Noms font un unique Dieu.

Le De Nativitate (vers 3 - 4) parle de la divine kénose, de la Naissance élue de Dieu, où vient au monde Celui qui règne avec le Père éternellement parmi les assemblées célestes.

L'Explanatio nominum Domini , où l'on sent partout l'influence de saint Grégoire d'Elvire, farouche adversaire espagnol de l'arianisme, cite des noms du Seigneur parfois inhabituels, dans le but manifeste de contrer l'arianisme en montrant la divinité du Christ.
La Laudatio (vers 14 à 16) proclame la divinité du Christ, qui est aussi le Messie annoncé dans l'Ancien Testament :

O Nazaréen ! O Dieu, en qui nous croyons, ô Galiléen ,
O Dieu du saint père Abraham et Dieu d'Isaac,
O Dieu vivifiant de Jacob, de qui vient notre espérance et notre foi !


Le De Trinitate, bref traité anti-arien, martèle la même vérité orthodoxe :
Christ est le Commencement des choses, Il est l'Honneur de la terre, le Tremblement de l'univers, la Gloire du ciel. Corps provenant du Dieu souverain et Souverain dans les cieux, Unique engendré avant tout homme, et né de ce Père même que nul n'engendra, par Lequel tout parvient à l'engendrement... Dissemblables et absolument identiques, unis et ressemblants, Égaux et coéternels, ainsi le Fils et le Père sont un : distincts par le nom, un par la substance... En Christ est l'honneur et la gloire du Père en qui Il réside; Il est la Pensée même du Père, Son Verbe, Son Témoin et Son Héritier... Il est notre Tête, la Sagesse, la Beauté, la Vie... Il est la Voie du Salut, la Lumière immuable. Il est en vérité la vraie Splendeur, Lumière de Lumière, Bonté de Bonté, Plénitude de plénitude et de richesse... Non soumis au temps, Il est le terme des lois temporelles, le Principe et la Fin... Il s'est montré Dieu tant par Sa mort que par Son immortalité... Considère l'énigme parfaite du Signe précieux : tu vois un P grec, c'est-à-dire la Tête; et puis les bras du Transpercé ; ce Iota qui se dresse, c'est Son corps suspendu. Les lettres décrivent la souffrance, la souffrance apporte le Salut. Puis l'Alpha vient à côté, et l'autre juxtaposée est l'Oméga ; la première car Il est le Premier, la dernière car Il est le Dernier.

Enfin, venant clore l'oeuvre poétique de saint Orens, l'Oratio XXIV s'achève par trois vers des plus explicites :
Saint Dieu, nous Te prions, Père du Monogène !
Christ Dieu, nous T'implorons, Vivant Fils de Dieu !
Saint Christ, nous Te supplions, Vrai Juge et Vrai Dieu.


10. Le tournant de 439

Dépravation de l'Aquitaine gallo-romaine.

Le début des années 440 voit le hiéromoine Salvien de Marseille prononcer des paroles sévères - visiblement empruntées au Poème d'Orientius, sur la décadence de l'Aquitaine romaine. Les Aquitains en effet, tout en se disant chrétiens, se livrent à une débauche frénétique :
Aucun doute que l'Aquitaine et la Novempopulanie ne soient comme la moelle de presque toutes les Gaules, et ne possèdent un terroir d'une merveilleuse fertilité, un terroir plein non seulement de fécondité, mais encore, ce qui est parfois préférable, d'agrément, de plaisir, de charme. Là, tout le pays est chargé de vignes, orné de riantes prairies, parsemé de champs cultivés, planté d'arbres fruitiers, ombragé de bosquets gracieux, arrosé de fontaines, entrecoupé de fleuves, couvert de moissons ondoyantes, en sorte que les possesseurs et les maîtres de cette terre semblent habiter moins une portion d'un sol terrestre qu'une image du paradis. Quoi donc après tout cela ? Ils devaient sans doute se montrer plus religieux, ces peuples que le ciel avait particulièrement enrichis de si larges bienfaits. Quoi de plus juste, quoi de plus digne que de voir ces hommes auxquels le Seigneur semblait avoir voulu plaire d'une manière spéciale par ses présents, s'efforcer eux aussi de se rendre plus agréables au Seigneur par une piété, par un culte spécial, d'autant que Dieu n'exige de nous rien d'onéreux, rien de pénible ?... Qu'exige-t-Il en effet de nous ? Quels devoirs nous impose-t-Il, sinon la foi, la chasteté, l'humilité, la tempérance, la miséricorde, la sainteté, vertus qui ne sont point pour nous une charge, mais un ornement ? Non seulement cela, mais elles n'embellissent la vie présente qu'afin d'orner davantage encore la vie future... Voilà sans doute ce que Dieu demandait des peuples de l'Aquitaine... Qu'est-il enfin arrivé ? Ce qu'il est arrivé ! Tout le contraire de ce qu'on avait lieu d'attendre. Comme ils étaient dans toutes les Gaules les premiers en richesses, ils furent aussi les premiers en débordements. Nulle part des voluptés plus raffinées, nulle part une vie plus dissolue, nulle part des mœurs plus déréglées. Voyez la reconnaissance qu'ils ont témoignée au Seigneur en retour de ses dons sacrés !... On doit néanmoins excepter quelques hommes d'une sainteté, d'une vertu éminentes, qui, suivant le langage de l'un d'entre eux, ont racheté leurs péchés en répandant des aumônes ; l'on doit excepter, dis-je, ces personnes ; car, nous en sommes persuadés avec raison, dans ce débordement général de vices, elles ne se rendirent pas coupables de la moindre faute et reçurent de Dieu la grâce de convertir... Mais les autres en grand nombre, et la plupart d'un rang distingué, présentent les mêmes excès... Voilà que même aujourd'hui la plupart de ces hommes corrompus, bien qu'ils soient exilés de leur patrie et qu'ils vivent pauvres en comparaison de leurs richesses d'autrefois, sont presque devenus pires qu'ils n'étaient avant... En effet, si leurs excès ne sont pas de leur nature plus criminels, néanmoins ils sont plus nombreux, et dès lors, si la nouveauté ne les aggrave point, la pluralité y met le comble. Ajoutez, comme je l'ai déjà dit, qu'ils s'y livrent dans la vieillesse ; ajoutez qu'ils s'y livrent dans l'indigence... Or, quel espoir, quel remède peut-il rester à des hommes qui se sont détournés de leurs impuretés accoutumées ni par une extrême indigence, ni par une mort imminente ?... N'est-ce pas encore quelque chose de monstrueux de voir des personnes vicieuses jusque dans la mort ?... Il faut bien plus travailler à plaire à Dieu par la vertu, qu'aux hommes par l'impureté ; conséquemment, lors même qu'on vivrait parmi des barbares impudiques, il faudrait néanmoins s'attacher à la chasteté qui nous est avantageuse, plutôt qu'à l'impudicité qui plairait à des ennemis corrompus.
Voici qui vient encore ajouter à nos crimes ; nous sommes impudiques parmi des barbares chastes. Je dirai plus, ces barbares eux-mêmes se scandalisent de nos impuretés. Les Goths ne tolèrent pas le libertinage parmi eux... Nous fuyons la pureté, ils l'ont en affection. Chez eux la fornication est un crime, un danger, chez nous c'est un honneur. Et nous croyons pouvoir subsister devant Dieu, nous croyons pouvoir être à l'abri des malheurs, quand les Romains se livrent à tous les excès de l'impureté, à toutes les turpitudes de l'impudicité, tandis que les barbares punissent chez eux ces mêmes excès !... Et nous sommes étonnés que Dieu ait livré aux barbares les terres des Aquitains ou celles de l'Empire, quand les barbares purifient aujourd'hui par la chasteté ces provinces que les Romains avaient souillées par la fornication ?

Les ''Vies'' manuscrites de saint Orens nous montrent les chefs goths, pourtant hérétiques, sous un jour plutôt sympathique. Mais elles ne sont pas uniques en cela. Sans doute en effet se font-elles l'écho des tirades de Salvien, à commencer par celle sur l'attitude de Théodoric à la veille de la bataille de Toulouse, en 439 :
Enfin, le bruit en a couru et le fait est prouvé : le roi des ennemis lui-même, prosterné sur un cilice, a répandu des prières jusqu'au jour de la bataille; avant le combat, il s'est agenouillé sous les yeux du Seigneur, il s'est levé de son oratoire pour voler à la guerre. Près d'en venir aux mains, il a combattu par ses supplications, et voilà pourquoi, confiant, il s'est avancé contre l'ennemi .

Ainsi nous comprenons mieux pourquoi saint Orens d'Auch va venir en aide à Toulouse malgré son roi arien...


Toulouse assiégée ; rôle prépondérant du métropolite Orientius.

La situation de l'Empire romain est périlleuse et les Wisigoths s'en réjouissent qui en toute impunité s'affichent comme les maîtres incontestés de l'Aquitaine et de la Novempopulanie. Devant la menace que représente à nouveau le royaume goth de Toulouse, le jeune empereur Valentinien III dépêche en Occident le général Littorius, opposé à tout compromis.
En 436 les Goths viennent assiéger Narbonne. Après un long siège, Littorius délivre la ville. Aetius, commandant en chef des armées romaines, est occupé contre les Burgondes (5). En 437 et 438 la guerre continue contre les Goths. Aetius en tue huit mille au mont Colubrarius, quelque part dans les Pyrénées Narbonnaises (6). En 439 Littorius, à la tête des Huns auxiliaires, arrive devant Toulouse (7), alors capitale du royaume wisigoth. Selon Salvien de Marseille, le roi des Goths envoie en ambassadeurs des évêques, que le général romain refuse de recevoir. Les ''Vies'' de Böddeken et Moissac se chargent de désigner le pontife qui se porte à la tête de la délégation ; il s'agit de l'archevêque d'Auch, saint Orens :
Comme, par la puissance du Seigneur, Orientius montrait une grande longévité dans le siècle, arriva le temps où Littorius et le patrice Aetius furent envoyés par l'Empereur, avec une armée, dans le but de soumettre le Roi des Goths. Celui-ci était d'un esprit malsain, puisque porté au culte d'une perversité hérétique ; voyant une copieuse multitude d'ennemis fondre sur lui, tout-à-fait épouvanté, il se trouva très fortement abattu par un sentiment d'abandon... Afin de le secourir dans ses tourments, le serviteur de Dieu prit la route sur-le-champ, et se porta au devant de Littorius et d'Aetius.
Le manuscrit de Moissac, commentant cet événement, en fait une illustration des plus éclatantes de la parabole du Seigneur (Luc 14,31-32) : Quel roi, s'il va faire la guerre à un autre roi, ne s'assied d'abord pour examiner s'il peut, avec dix-mille hommes, marcher à la rencontre de celui qui vient l'attaquer avec vingt-mille ? S'il ne le peut, tandis que cet autre roi est encore loin, il lui envoie une ambassade pour demander la paix.
Par la suite, la Vita Orientii fait intervenir Aetius aux côtés de Littorius. Cet élément est inexact. Aetius en effet n'interviendra sous les murs de Toulouse qu'après la défaite de Littorius. On finira à la longue par confondre les deux batailles pour n'en faire qu'une seule (8). Littorius, persévérant dans la méchanceté, rangea son armée en bataille contre la cité : mais, par les prières du saint évêque Orientius, le ciel dissipe le fléau, et Littorius est enveloppé d'un nuage si épais que, s'abusant sur l'opportunité d'un utile conseil, il s'approcha des portes de la ville pour y périr déplorablement, et, venant à être pris par les Toulousains qui avaient réclamé le patronage du bienheureux Orientius, il fut puni par la perte de la vie. (Mss. de Böddeken)
D'après la ''Chronique'' d'Hydace, l'armée romaine est taillée en pièces, et Littorius, blessé, est emprisonné puis exécuté quelques jours plus tard.
L'attitude d'Aetius dans cette affaire, selon les manuscrits de Böddeken et Moissac, est tout autre : Apercevant Orientius, Aétius avec humilité, sautant à bas de son cheval, s'avança vers lui, prudent et respectueux, et le supplia de daigner prier tout particulièrement pour lui...(9) Sur ces différences de comportement, Prosper fournit un témoignage similaire (10) : commandant en second sous Aetius et ambitionnant d'outrepasser sa gloire, se fiant aux Haruspices et aux promesses des démons, Littorius n'écoute que sa propre témérité, comme le montre aussi le récit de Salvien de Marseille :
On a vu, sur nous et sur eux, l'accomplissement manifeste de ces paroles du Seigneur : Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé. A eux, l'humilité leur a valu d'être élevés ; à nous, l'orgueil nous a valu d'être abaissés. Il a dû reconnaître cette vérité, lui aussi, ce général de nos armées, qui est entré en captif dans cette ville ennemie, le même jour où il se promettait d'y entrer en vainqueur... Le général romain éprouva, lui, tout ce qu'il s'était promis de faire subir aux autres... Les fers qu'il avait préparés pour les autres, il les porta lui-même... Il est investi, capturé et lié ; il porte les bras ignominieusement attachés derrière le dos ; ... il est exposé en spectacle aux enfants et aux femmes, ... et cet homme qui avait toute la fierté d'un héros, est destiné à subir la mort d'un lâche.

Édifie par l'attitude de saint Orens lors de ce siège dramatique, le gouverneur arien d'Elimberium (nom antique d'Auch et ses habitants) reniera l'arianisme avec tous ses sujets.


11. Charité de saint Orens

Devant la faveur dont jouissait Orientius auprès de Théodoric, qui régnait sur l'Aquitaine, la Narbonnaise et l'Espagne, on venait parfois de très loin trouver l'évêque pour régler des différends; c'est ainsi qu'au lendemain du siège de Toulouse un Espagnol de très noble naissance, possédant d'immenses richesses, encourut la jalousie d'un très cruel accusateur, ce qui lui porta un si grand tort aux yeux du Roi et de ses lois qu'il risquait une condamnation à mort. On envoya donc des fidèles demander le secours de saint Orens, et le supplier d'intervenir afin que cet Espagnol bénéficiât d'un délai de vie. Comme l'enseigne en effet le Proverbe de Salomon, la fureur du roi est un messager de mort, et un homme sage doit l'apaiser (Prov 16,14). Alors le saint s'en vint auprès du Roi, qu'il se proposa de congratuler, et celui-ci l'invita à un repas. Et comme au début du déjeuner royal, selon la coutume habituelle chez les Barbares, on avait chargé la table de grands plateaux de viandes, ce fameux Roi pria humblement saint Orens de faire par charité ce que par privation il ne faisait jamais, et de se restaurer en mangeant de la viande. Alors, afin de satisfaire les âmes royales, il sanctifia les aliments en les touchant, et les bénit.(13)
Ce que voyant, les puissants qui étaient là se mirent à menacer Orientius, craignant qu'il obtînt du roi ce qu'il venait demander. Mais le bienheureux demanda au roi une récompense qui ne consistait ni en talents d'or et d'argent, ni en superbes maisons de campagne, ni en terres d'une vaste étendue ; il demanda qu'on lui accordât la vie de cet Espagnol aux yeux duquel déjà le glaive tiré apportait la menace d'une terrible mort. Le roi, ne pouvant aller contre cette prière, accorda ce que le pontife demandait. (14)
Le vénérable évêque était alors très avancé en âge. Lorsqu'il était plus alerte, il n'hésitait pas à se déplacer personnellement, aussi peu avare en efforts qu'il ne l'était en aumônes : au dire des manuscrits d'Albi et Toulouse, peu après son retour du mont Narveia (deuxième retraite érémitique) Orientius sortit des limites du royaume wisigoth à la demande d'un prince gaulois, dont la fille Cornelia était agitée d'un démon. Rentré de Gaule après avoir libéré l'énergumène, l'évêque se vit assailli par des foules nombreuses, à tel point qu'une troisième fois il se retira, à l'exemple de saint Grégoire de Nazianze, dans un lieu désert où il pouvait se consacrer à Dieu sans obstacle.


Notes.

1. La plus grande confusion régnait, jusqu'au XIXe s., au sujet de l'époque même de saint Orens. Les sources médiévales tardives lui attribuaient majoritairement le IVe siècle : la Vita Orientii faisait jouer au métropolite un rôle déterminant dans un événement historique qui, situé par erreur au temps du tyran Maxime (vers 385), s'est en réalité produit en 439. A partir de ce constat, il est relativement aisé de retrouver la date exacte de la consécration épiscopale d'Orientius... Edité en 1899 par un certain Lacave-Laplagne-Barris, le ''Cartulaire Noir'' du chapitre de la cathédrale Ste Marie d'Auch (déb.-XIIIe s.) reproduit une charte de 1108 contenant ce précieux renseignement : (f° 14v) ... A transitu ergo beati Orientii usque ad transitum beati Martini XLVII anni computantur (Du trépas du bienheureux Orientius au trépas du bienheureux Martin, on compte 47 années). On aurait pu s'attendre à ce que le texte dise : du trépas du bienheureux Martin au trépas du bienheureux Orientius... En fait, persuadés que saint Orens vivait au IVes., les savants médiévaux reportaient la mort de l'évêque auscitain avant celle de saint Martin et non après (les gloses qui précèdent la phrase citée le prouvent). Sachant que Martin est mort en 397, la dormition d'Orientius eut donc probablement lieu en 444. Compte-tenu de ce qu'on sait aujourd'hui, cela paraît tout à fait plausible. D'autre part, notre charte semble être à l'origine de la tradition orale concernant les 41 ans d'épiscopat d'Orientius ; on y lit en effet que l'évêque d'Auch mourut 364 ans après la Passion, et que son ordination prit place 323 ans après ladite Passion. Orientius aurait bien occupé le siège métropolitain durant 41 ans. Seule cette datation cadre avec l'épisode du siège de Toulouse par Littorius et Aetius (439), où Orientius joua un rôle éminent. Mongaillard, au XVIIes., avait déjà souligné l'aberration du ''Cartulaire Noir''. Ce Cartulaire contient bien d'autres bévues. Concernant la charte de 1108 du ''Cartulaire Noir'' d'Auch, celle-ci paraît visiblement copiée, comme la célèbre ''Chronique de Saint Maixent'' (XIIe s.), sur la ''Chronique'' d'Adhémar de Chabannes (Livre II, 1 ; déb.-XIe s.). Le comput cité ici s'inspire de celui de Grégoire de Tours (Hist. Franc. ; X, 33). Enfin, venant confirmer indirectement la date de 403, il y a cette ''Lettre 34'' de saint Paulin de Nole adressée, cette année-là, à plusieurs nouveaux évêques aquitains, dont Alethius de Cahors et probablement Orientius (on trouve une trace manifeste de cette lettre dans les vers 74 - 78 du Livre I du Commonitorium : même citation d'Isaïe et du Psaume 49/50).
2. Le patripassianisme, comme son nom l'indique, prétendait qu'à travers le Christ, c'était toute la Trinité, et notamment le Père, qui avait souffert la Passion. Cela revenait à dire que Dieu, par le Christ divino-humain, avait souffert dans sa divinité.
3. La Vita Orientii ressemble grandement aux Vies de saint Amand (Grégoire de Tours) et saint Séverin de Bordeaux (Venance Fortunat).
4. Joël Schmidt, Le Royaume Wisigoth de Toulouse ; 1992 ; p. 16.
5. Prosper, ''Chronique'' (Isidoro et Senatore conss. ) ; Hydace, ''Chronique'', 13 : Narbona obsidione liberatur. Aetio duce et magistro militum Burgundiorum caesa viginti millia). Aetius était patrice (équivalent du ''premier-ministre'' et chef des armées), et ses nombreuses victoires (dont celle du Campus Mauriacus sur Attila en 451) l'auréoleront de gloire ; inquiet de cette rivalité, l'empereur Valentinien-III l'assassinera de ses propres mains.
6. Hydace ; ''Chr.'', 14. Seul un autre autre chroniqueur, Merobaudes, nomme le lieu de cette bataille.
7. Aetius n'est pas auprès de Littorius : unanimité de Prosper d'Aquitaine, Salvien de Marseille, Hydace et Isidore de Séville sur ce point. Les trois premiers chroniqueurs sont contemporains des faits.
8. Griffe, ''La Gaule chrétienne à l'époque romaine'' (t. 2 ; p. 21). Loyen (''Rech. Hist. sur les panégyriques de Sidoine Apollinaire'', p. 49), a bien mis en relief l'existence de cette bataille indécise.
9. Nous tenons là un élément de datation extrêmement sûr, car ce passage est le reflet d'un des canons du concile de Mâcon de 585, qui ordonne aux séculiers d'être condescendants envers les clercs honorables, en les saluant humblement si tous deux sont à cheval, en descendant de cheval si le clerc est à pied (Marca ; Histoire de Béarn, 1640 ; p. 80). La Vita Orientii originelle est par conséquent de peu postérieure à 585.
10. ''Chronique'' (Theodosio XVII et Festo conss.), que copiera Isidore (''Hist. des Rois Goths'', 24). 
11. ''De la Providence'' (ou ''Du Gouvernement de Dieu'', VII ; trad. 1833 ; pp. 37-41). La seule divergence entre Salvien et les autres auteurs concerne la durée de l'emprisonnement de Littorius : Consumé de langueur pendant une longue durée (longo tempore) dans les cachots des barbares, il a été réduit à un tel excès de misère qu'il s'est attiré la pitié de ses propres ennemis ...
12. Les copistes médiévaux et leurs abréviations ont contribué à déformer considérablement le sens de ce passage : Elimberium est ainsi devenu Olimbrium, puis Olybrius, qu'on crut être le nom du roi de Toulouse lui-même !...
13. Encore une allusion au livre des Proverbes (23, 1-3).
14. Manuscrit de Böddeken.


III. La naissance au ciel d'Orientius


Ayant bénéficié d'une grande longévité, gratifié pour finir, dit-on, d'une vision céleste, saint Orens s'endormit en 444, et bénéficia d'un culte aussi important à Toulouse qu'en la métropole auscitaine, qui abritait son tombeau (1). Les miracles ne tardèrent pas à se manifester :
Quelque étranger, qui présentait une infirmité causée par un dessèchement des nerfs, et qu'affaiblissait l'interminable souffrance de ses genoux repliés et de ses mains contractées, s'en vint à la fête solennelle du bienheureux évêque Orientius, pour y chercher la vertu miraculeuse du céleste médecin ; et en ce lieu, il ne cesse de se prosterner avec force prières. La vertu sort du tombeau, et l'homme desséché recouvre la santé, tant et si bien que, régénéré par le flux sanguin, ses membres s'emplissent à nouveau de chaleur vitale par la grâce de la santé retrouvée. Ainsi donc sont rappelées à leur usage premier ces mains déjà mortes, dont les doigts étaient auparavant si contractés que leurs vestiges, fixés à des paumes inertes, paraissaient même flétris. (2)
Et c'est là en effet que les possédés sont libérés des démons, et que ceux qui souffrent d'épilepsie sont définitivement guéris...

La fameuse chaîne de fer dont ce ceignait l'ermite lors d'un de ses séjours en Bigorre, conservée en l'église du village de Villelongue, fut l'occasion de plusieurs guérisons miraculeuses, tant dans ce village qu'à Toulouse, où elle séjourna en partie : frayeurs nocturnes et infantiles, maladies nerveuses, démence, folie, épileptie,... disparaissaient par son intercession. Un homme de Cauterets et une femme de Sanich près de Barèges, furent guéris d'une démence furieuse lorsqu'on les lia de cette chaîne dans l'église de Villelongue, comme en témoigne un document auscitain de 1857.

La Gascogne reconnaissante consacre aujourd'hui encore 30 autels, églises et villages à son premier grand métropolite.

Notes.
1. Ce tombeau n'existe plus aujourd'hui.
2. Le récit de ce miracle est très proche d'un passage du poème de Venance Fortunat sur saint Médard.


CONCLUSION

Autres temps ...

Saint Orens avait fait sien le précepte : Aime ton ennemi. Par ses écrits, saint Orens a détesté l'erreur ; par ses actes, il a aimé l'homme qui erre, et pas n'importe quel homme : un roi arien, et avec lui tout le peuple de sa royale cité. Orientius a vu avant tout en ce roi un homme, qui, en tant que créature sortie parfaite de Dieu ne doit pas être confondu avec ses propres choix, si imparfaits soient-ils, et qui jusqu'à l'instant de sa mort peut susciter la miséricorde de son Créateur en tournant vers Lui tout son amour.
On peut mesurer combien l'attitude de saint Orens, protégeant en ethnarque le peuple de Toulouse malgré son hérésie, diffère de celle des autorités ecclésiastiques du XIIIe s., lorsqu'aucun évêque ne se leva pour intercéder auprès des habitants de Béziers, passés majoritairement à l'hérésie Cathare et barricadés dans l'enceinte de la cité ; à l'inverse de saint Orens, l'''évêque'' Renaud se contenta de porter au peuple le message de l'inquisiteur Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux, incitant à la délation. Essuyant un refus catégorique, Renaud, sans broncher, laissa faire l'inéluctable : le 22 juillet 1212, la cité fut mise à sac et vingt mille personnes furent massacrées.
L'Eglise du temps de saint Orens ne condamnait que les erreurs théologiques, non les hommes ; elle maniait l'anathème, non l'épée, et clamait haut et fort, avec saint Martin, qu'il fallait se contenter de cela. Saint Orens d'Auch nous montre, non la voie du retour à une unité de compromis, nouvelle tour de Babel, mais la voie de l'unité par l'entrée au sein de l'éternité, que saint Hilaire de Poitiers, après l'apôtre Paul, appelait justement unité de nature : non un ''bricolage dogmatique'' qui, tenant du simulacre, ne ressemblerait que trop au trône de l'Antichrist, mais le retour humble et repentant à cette unité orthodoxe dont l'Occident s'est écarté - pour sa mortification spirituelle - à partir d'Isidore de Séville puis de Charlemagne, pour suivre l'égarement de la ''théologie spéculative'' et de la sécularisation. Sous le chemin de Compostelle, celui de saint Martin (de la Galice vers Tours) nous montre la direction : celle du refus de tout occidentalisme chrétien et, au-delà, de tout nationalisme religieux. Saint Phébade d'Agen, seul contre tous, ne refusa pas le dialogue, mais n'adhéra jamais à l'arianisme ; saint Sévère repoussa de même les idées d'Augustin, pourtant son ami. Saint Orens d'Auch protégea les ariens de Toulouse d'un massacre, tout en luttant courageusement, par ses écrits, contre leur hérésie...
Les saints orthodoxes gascons nous montrent la voie à suivre, celle de l'amour chrétien, qui ne fait jamais passer le Second Commandement avant le Premier : aimer Dieu de toute son âme et de tout son esprit. Et Jean l'apôtre bien-aimé n'a cessé de le proclamer : L'amour de Dieu consiste à garder ses commandements (1 Jn 5,3). Aimer le prochain sans aimer Dieu n'est pas l'amour accompli. Aimer le prochain n'exclut jamais la garde des commandements. C'en est fait de la foi chrétienne si aimer le prochain signifie aimer son erreur ; ceux qui croient cela sont les fossoyeurs de l'Orthodoxie et les fossoyeurs du christianisme.


Vita beati Orientii : sources hagiographiques

a) Venance Fortunat, Vita sancti Martini, Livre I (2e moitié du VIe s.) : quelques vers vantant les poèmes d'Orientius ;
b) Grégoire de Tours, De Gloria Confessorum (594/595), ch. 106 : seul un titre, de Orientio episcopo
c) Martyrologe dit ''de saint Jérôme'' (fin-VIe s.) : Codex Corbeiensis (v. 700) ; mention d'une fête, à Toulouse et Auch, le 1er mai ;
d) Martyrologe de Bède (déb.-VIIIe s.) : Codex Barberini ; même chose, à Toulouse ;
e) Martyrologe de Gellone (déb.-IXe s.) ; même chose (Toulouse) ;
f) Martyrologe d'Usuard (fin-IXe s.) : Codex Pratensis ; même chose, à Auch.

Les manuscrits de la Vita Orientii, quant à eux, dérivent (pour deux d'entre eux au moins) d'un original perdu très ancien, probablement de peu postérieur au concile de Mâcon (585) ; la copie la plus ancienne qui nous soit parvenue est le Codex Bodecensis (Mss. de Böddeken, en Westphalie), du XIIe ou XIIIe s., conservé en la Bibliothèque Royale de Bruxelles sous les n° 207 et 208. C'est la ''première'' Vita des Bollandistes. Une autre copie, qui contient des détails inédits concernant notamment saint Savin, émane de Moissac et peut être datée du XIIIes. Elle se trouvait encore récemment dans les f° 162 à 170 de ce manuscrit, à la Bibliothèque Nationale de Paris, sous le n° 2627. Nous avons pu en obtenir une photocopie intégrale. C'est la ''troisième'' Vita citée mais non reproduite par les Bollandistes, et dont l'origine peut être reportée au VIIe s. également. Il existe une autre Vita, à la Bibliothèque Municipale de Toulouse, sous le n° 718. Elle parle de l'origine catalane d'Orientius, et d'une guérison par le saint de la fille d'un prince gaulois, mais fait l'impasse sur les événements de Toulouse. Ce manuscrit toulousain est une copie, par le jésuite Montgaillard (début-XVIIe s.), d'un manuscrit du XVes. aujourd'hui disparu, lui-même issu d'un original perdu datable du début du XIe siècle. On retrouve cette Vita dans un Bréviaire d'Albi très ancien (XIIes. ?), qui contient d'autres Vies fort douteuses.

Source


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Rappelons également le Commonitorium (ou Poème) de saint Orens que nous avions évoqué ici. On le trouve également à cette adresse.

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